Comment filmer l’Histoire ? Les documentaires, montages d’archives, fictions tentent chacun à leur manière une réponse. Le réalisateur allemand Matti Geschonneck (8 mai 1952, Potsdam -) opte clairement pour la dernière solution, afin d’approcher la conférence de Wannsee (le titre original désigne d’ailleurs explicitement ce moment historique : Die Wannseekonferenz), qui réunit, au matin du 20 janvier 1942, quinze dignitaires nazis dans la Villa Marlier, près de Berlin, afin d’y mettre concrètement en œuvre la « Solution Finale », visant l’éradication du peuple juif, non seulement en Allemagne mais dans toute l’Europe de l’Ouest et les territoires où s’étendait l’influence d’Hitler. Un tel projet ne devrait relever que de la fiction pure, sortie d’un cerveau malade, comme le suggère la très belle nouvelle de Vercors qui a pour titre « Le Songe ». Il s’est pourtant bel et bien inscrit dans le réel, et l’on sait comment. A tel point que cette fiction cinématographique s’est très précisément édifiée sur la base documentaire du procès verbal de cette réunion, établi par Adolf Eichmann (ici incarné par Johannes Allmayer) à partir des notes prises pas sa secrétaire, Ingeburg Werlemann (Lilli Fichtner), et classé « Hautement confidentiel ».

Cette « conférence » qui devait décider du destin de plusieurs millions d’êtres humains désignés comme ennemis essentialisés de la race aryenne s’étendit sur à peine deux heures. Une durée à laquelle Magnus Vattrodt et Paul Mommertz s’emploient à superposer leur scénario, dans un souci de réalisme, et pour souligner la béance entre la cause et ses effets… Dans ce même souci de fidélité historique, le tournage eut lieu, du moins pour les extérieurs, à la Villa Marlier elle-même, devenue depuis la Villa de la Conférence de Wannsee, mémorial et centre éducatif. Il se déroula entre novembre et décembre 2020, donc en plein reconfinement, dans la luminosité crépusculaire d’un hiver privé de soleil. L’image de Theo Bierkens évolue dans un clair-obscur, avec des éclairages intérieurs plus que parcimonieux, qui rend compte du climat d’aveuglement et d’enténèbrement dans lequel de pareils plans purent s’élaborer. Les décors de Bernd Lepel, qui reconstituent aussi précisément que possible les intérieurs de l’époque en studio, contribuent, dans la grisaille vaguement bleutée d’un demi-jour, à éteindre et à faire paraître froides les couleurs les plus chaudes, tels les bruns profonds des boiseries ou de certaines pièces du mobilier.

Présidée par le SS Reinhard Heydrich (Philipp Hochmair), la réunion peut ainsi voir se développer, sous des dehors faussement technocratiques, les discours les plus fous, déshumanisant et réifiant les futures victimes afin de mieux s’absoudre, voire s’héroïser, se camper en sauveur du peuple germanique. Le ton est feutré, très urbain, comme dépassionné. La « banalité du mal », dans toute sa stupéfiante horreur. Et conduite par des hommes qui ne portent pas la désignation de « Monstre » tatouée sur leur front, des hommes qui, à la pause, évoquent leur femmes et leur progéniture ; de bons pères de famille. Un écart entre l’être humain et son action effective, voire son rôle historique, déjà exploré de façon très intéressante par La Chute (2004) de Oliver Hirschbiegel. On assiste bien aux habiles tentatives du Dr Wilhelm Stuckart (Godehart Giese), pour essayer de soustraire au sort des Juifs les « demi-Juifs », avec des échanges surréalistes autour des questions de délimitation de ces différents groupes. Et aux prudents questionnements de Friedrich Wilhelm Kritzinger (Thomas Loibl), tirant sans doute parti de sa relative maturité pour oser quelques interrogations. Mais malheur à celui qui aurait laissé transparaître le moindre soupçon de compassion pour le peuple honni. Les seuls aménagements envisagés devaient prendre l’apparence de mesures visant à préserver l’intégrité psychique des bourreaux…

Quinze hommes, donc, et une seule femme, la secrétaire d’Eichmann, réunis autour d’une table de travail, avant la promesse d’un bon déjeuner… « Ainsi, nul ne pourra dire qu’il ne savait pas… », énonce l’un des responsables, en annonçant la diffusion ultérieure du compte-rendu. Un éclairage saisissant, glaçant, jeté, sans aucune musique, tout autant sur un moment historique décisif que sur les procès bien postérieurs qui suivirent. Se trouvent ainsi sérieusement mises à mal les protestations si ce n’est d’innocence, du moins d’ignorance, que l’on a pu voir s’étaler dans l’inoubliable documentaire, magnifique et monstrueux, d’Eyal Sivan et Rony Brauman, Un Spécialiste, portrait d’un criminel moderne (1999).



Critique également disponible sur Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/cinema/critiques-films/la-conference-film-matti-geschonneck-avis-10057628/

AnneSchneider
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le 19 avr. 2023

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Anne Schneider

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