Victor Sjöström, 1920.
Le réalisateur danois porte à l'écran le roman de Selma Lagerlöf, Körkarlen, une nouvelle fantastique relatant la légende d'un cocher fantôme au service de la Mort.
En cette année cinématographique encore balbutiante, qui annonce la grande décennie d'un cinéma muet prêt à s'élever aux nues, Victor Sjöström, acteur-réalisateur, s'empare d'une oeuvre aux accents folkloriques qu'il compte bien adapter littéralement, transfigurer grâce aux possibilités techniques de la pellicule.
L'histoire met en scène un cocher funèbre se déplaçant de maison en maison récupérer les âmes des défunts au compte de la Mort. Ce cocher change tous les ans la nuit de la Saint-Sylvestre puisqu'il s'agit du dernier mourant avant les douze coups de minuit.
Chaque seconde dure un siècle
Le cinéaste transforme ces personnages fantastiques et mythologiques en entités fantomatiques, spectres mouvants coincés entre deux mondes, celui des vivants et celui des morts. Il imprime cette trouvaille filmique sur la pellicule grâce à un jeu de surimpression simple et efficace. Les silhouettes se promènent dans le cadre et l'espace des hommes dont la lumière les transperce, mais c'est bien le cocher qui récupère les âmes errantes pour les ensevelir dans l'obscurité de son fiacre.
L'idée de ces personnages en transit est belle comme double lecture : ne voyons-nous pas nous aussi des êtres fantomatiques s'ébattre sur ces pellicules d'un art encore premier, d'un monde qui découvre son reflet vivant et animé, découpé par les photogrammes, au travers de la projection sur un écran blanc? Ces fantômes du muet (voir l'essai de Didier Blonde du même nom), sans voix mais pas sans mots, ce filigrane qui reprend vie au rythme de la mécanique des bobines, nous parlent sans nous voir, nous les voyons sans les entendre.
Ainsi l'assistant de la mort et Holm se rendront-ils au chevet de sa femme prête à se libérer de ce monde trop pesant, assistant à cette scène à leur tour comme spectateurs.


La structure du récit est éclatée, différents temps (temps de l'histoire, temps de la légende, temps du cocher "une seconde dure un siècle"), différents espaces.
L'ouverture nous montre la jeune femme de l'armée du salut, agonisante, demandant à ce que l'on trouve Holm. Lui même en compagnie de clochards, dont l"un nous racontera la légende de la charrette fantome, puis l'histoire de personnages subalternes. Nous remonterons aussi le temps de façon éclatée via des allers/retours temporels. Le récit n'est pas linéaire et fonctionne en ce sens par touches impressionnistes. Nous plongeons dans les souvenirs, les légendes, les histoires personnelles, comme autant de tableaux s'imbriquant les uns dans les autres, à la dérive.
Le temps présent sera toujours celui de l'imminence de la mort, cet état d'urgence pour les hommes, opposant le conducteur de la charrette, calme, serein et toujours à l'heure.


La Charrette fantôme est aussi un film social à l'esthétique naturaliste.
L'intrigue, la problématique humaine est mise en scène d'un point de vue terre à terre, de suites de saynètes à marée basse,sans émerveillement, sans grâce.
Nous y croisons des couples et des hommes rongés par l'alcool, des clochards, à l'opposé du style romanesque, David Holm, joué par Sjöstrom lui-même, est un être antipathique qui décide de brûler sa vie de famille dans l'alcool et les mauvaises fréquentations. Il ne semble pas y avoir de rédemption possible pour cet ivrogne, qui répand la mort et le vice autour de lui comme il s'y noie. Lorsqu'une jeune femme salutiste s'occupe de lui et se met en tête de le remettre sur le droit chemin, il ne lui rendra que sa haine et lui transmettra la tuberculose.
L'alcool, la maladie, le vice, l'errance, les bas-fonds d'une vie qui se délite sans espoir forment la toile de fond de ce film de rédemption.
Ce naturalisme est pourtant transcendé par la dimension fantastique du film. Mais encore loin d'un expressionnisme qui jouerait sur des figures mythiques éculées (l'ange beau et lumineux, le démon noir avec ses cornes et son sourire pervers, voir le Faust de Murnau), la mort est ici à l'image de l'homme. Ce n'est qu'une sorte de vieillard sur son fiacre en bois, une représentation au visage humain et ridé, voire fatigué, qui s'occupe de nos âmes en sursis, qui se baisse jusqu'au sol pour récupérer les âmes, corps inertes translucides.
Les deux dimensions, naturaliste et fantastique, se téléscopent en un point de vision d'où jaillit enfin la grâce, hors le monde pour mieux s'y refondre.

humta
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le 10 juin 2015

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humta

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