La Bombe
7.7
La Bombe

Moyen-métrage de Peter Watkins (1966)

Durant l’été 1966, un moyen-métrage produit (mais non diffusé) par la BBC fit une belle carrière au pays des mini-jupes et de Carnaby Street, restant à l’affiche des cinémas les plus populaires de Picadilly. The War Game. À son générique, peu de noms d’hommes mais ceux de villes : Dresde, Darmstadt, Hiroshima, Nagasaki, synonymes des catastrophes de la Seconde Guerre mondiale. Peter Watkins y entreprend de décrire cliniquement les effets et les conséquences d’une attaque thermonucléaire qui viserait la Grande-Bretagne. Devant un tel film, on a scrupule à parler esthétique, à trancher entre le beau et le laid, alors que la véritable question se pose en termes de Bien et de Mal. On en sort pétrifié, écrasé, partagé entre la fureur (voilà où risque de conduire la course effrénée aux armements) et le désespoir (que faire pour qu’un tel cataclysme soit évité ?). C’est dire que le critique le plus critique redevient simple spectateur et que sa position de critique lui semble fort critique dans la mesure où elle tend à lui faire considérer le problème là où il n’est pas, à savoir dans les vastes espaces où batifolent en liberté les jugements de valeur. Car s’il lui vient l’envie de lancer l’argument de "transposition dramatique" ou d’"insuffisance plastique", il risque de voir cette sentence hâtive et inadéquate lui retomber sur le pied, accompagnée de quelques neutrons susceptibles d’introduire une insidieuse leucémie dans la tranquille suffisance de son raisonnement. Cela dit, personne n’aurait le toupet de condamner le postulat historique (et politique, et moral) de cette œuvre au nom de réticences ou d’incompatibilités d’ordre formel : on peut ne pas aimer La Bombe, la bombe n’en existe pas moins et, nouvelle épée de Damoclès à la mesure de la folie du monde post-1945, l’équivalent de vingt tonnes de T.N.T. était, au moment de sa sortie, suspendu au-dessus de chaque tête. Le docu-fiction de Watkins est, à l’instar du Cuirassé Potemkine, ce qu’on pourrait appeler une "actualité reconstituée", l’actualité n’étant ici qu’hypothétique mais étayée par des évènements authentiques. Offrant une approche directe de son sujet, il dégage une force de persuasion qui ne s’applique pas seulement sur un plan physique (les sueurs froides) ou intellectuel (l’adhésion à l’idéologie de l’auteur). Il touche aussi parce qu’il est beau et il est beau parce qu’il est vrai.


https://www.zupimages.net/up/24/14/0zun.jpg


La situation qu’envisage La Bombe est la suivante : dans un contexte international des plus instables, la Chine envahit le Sud-Vietnam et les Russes, alliés aux Allemands de l’Est, menacent d’occuper le secteur occidental de Berlin. L’OTAN sollicite alors l’autorisation d’utiliser des armes nucléaires contre les forces soviétiques supérieures en nombre. En Angleterre, la caméra se livre à l’exercice du micro-trottoir : "Ça passera… On en a vu d’autres… Ce n’est pas grave…" Mais les autorités exécutent le plan d’évacuation des centres urbains et stratégiques. Un tel programme existait en 1965. Des femmes, des enfants, des vieillards auraient été expédiés vers les campagnes, logés dans des chambres et des maisons réquisitionnés. Dans les villes seraient restés les hommes valides de plus de dix-huit ans. Le commentaire off interroge : comment calculer a priori la proportion des civils qui consentiront à se faire évacuer ? Comment prévoir le nombre d’épouses qui refuseront d’abandonner leurs maris ? Comment contrôler les réactions des milieux ruraux envahis par les citadins, celles des propriétaires petits-bourgeois racistes dont la demeure sera investie par des gens de couleur ? Qui va financer les abris ? Une femme est interrogée dans la rue : "Combien pouvez-vous payer pour un abri antinucléaire ? — Environ une livre." Le prix de quelques sacs de sable. D’autres, plus riches, peuvent se payer de quoi couvrir leur demeure, creuser un trou au fond du jardin, disposer du papier brun sur les fenêtres, à peine davantage. La crise s’envenime : en Allemagne, les missiles tactiques entrent en jeu. Dans un coin du Kent, les sirènes hurlent. Neuf heures du matin. Le système radar doit permettre à la population de trouver un peu de temps pour se mettre à couvert. Quatre minutes ? Deux ? Trente secondes ? Un foyer affolé. La mère ramasse fébrilement ses petits. Panique indescriptible. Un gosse qui joue dans le jardin. Un éclair, une atroce lumière sur l’horizon, mille fois plus aveuglante que le soleil à midi. Cris, grondements, gémissements. Secousses, tremblements de terre. Une ogive nucléaire vient de frapper une installation navale à cinquante kilomètres de là. L’enfant commence à geindre. La rétine de ses yeux a été sévèrement atteinte. À Hiroshima, à Nagasaki, rappelle le commentateur, des victimes ont vu leurs yeux fondre dans leurs orbites.


C’est donc d’abord la déflagration, la valse des objets, le glissement des salons et des cuisines, refuge des conscients du péril, l’effet des nappes étouffantes, des gaz délétères causant un cancer immédiat, les troubles respiratoires aboutissant au trépas d’êtres "coulant" comme cierge au four, de familles entières qui s’effondrent en un ralenti naturel, celui de la mort. L’ombre radioactive d’un homme restée inscrite sur un mur. Puis les équipes de sauvetage ou de crémation, les volontaires qui se baptisent médecins ou infirmiers, la discipline qui doit s’établir, la quarantaine des quartiers contaminés encore habités par des demi-morts, danger pour les demi-vivants, les femmes qui essaient de faire renaître la vie chez des enfants aux faces traumatisées et aux tremblements irrépressibles. Les pompiers, les gens du Civil Defence s’efforcent de maîtriser le gigantesque incendie qui a suivi l’explosion. Mais comme jadis à Dresde se déchaîne un fire storm ; le centre du brasier dégage une chaleur si intense qu’un colossal appel d’air provoque des tornades allant jusqu’à 200 km/h. Des maisons s’écroulent, des miraculés provisoires se trouvent jetés contre les façades, happés par les tourbillons de feu. Pendant des jours, les autorités devront faire face à une marée de brûlés, de blessés, de cadavres, de morts asphyxiés. La morphine manque, les policiers circulent parmi les plus gravement atteints pour leur donner le coup de grâce. On prélève par milliers les alliances avec l’espoir illusoire d’identifier les défunts. Devant les monticules de corps, la peste menace. Comment ravitailler les rescapés ? L’anarchie s’installe, l’eau et la nourriture devenant l’objet obsessionnel des convoitises. Il y a des émeutes de la faim, des pillages, des exécutions sommaires, des policemen abattus en retour. La moralité civique s’évanouit pendant que les services d’aide tentent vainement de faire face. Intercalés entre ces scènes éprouvantes, des entretiens avec des scientifiques, des évêques, des dignitaires de l’Église catholique ou protestante. Le Concile du Vatican (remarques non apocryphes) : "Il faut apprendre à vivre avec la bombe H.", "dans certains cas, l’utilisation des missiles nucléaires peut être justifiée", "il faut admettre qu’il y a des guerres justes…" Après les premiers jours qui suivent l’hécatombe, une étrange apathie s’empare des survivants. Personne n’ose penser à l’avenir. Les femmes enceintes se demandent si elles ne vont pas donner naissance à des monstres. Les enfants n’ont plus envie de vivre. Un groupe d’entre eux devant la caméra. Question, un par un : "Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ?" Tous répondent d’une même voix : "Rien", "Je ne veux rien être", "Moi non plus", "Moi non plus."


https://www.zupimages.net/up/24/14/o6kw.jpg


Pour justifier l’interdiction du film, estimé trop terrifiant pour son public, la BBC a prétendu qu’il s’agissait d’une expérience télévisuelle ratée. Au vu de ce qu’est devenue la télévision — son usage et sa fonction —, on ne peut que confirmer ce jugement : le cinéaste, en effet, n’a jamais cherché le conditionnement commercial mais l’appel à la sagacité critique. Le silence entretenu autour de son œuvre tient en ceci : le pouvoir de subversion de son écriture cinématographique, tant par son propos que par sa forme, constitue précisément ce que le système médiatique ne peut tolérer. Il est capable de donner au plus grand nombre les nouvelles armes que sont ses grilles de lecture de la réalité falsifiée. Après Culloden, il entérine avec La Bombe l’invention d’un nouveau genre dont la proposition théorique serait de réconcilier Walter Benjamin et Theodor Adorno, qu’un débat décisif opposa sur le cinéma. Pour le premier, le tirage de copies rendait obsolète le culte de l’original et condamnait le fétichisme de l’art pour l’art, accordant au public de masse une capacité d’action collective. Pour le second, toute médiatisation dévalorisait l’œuvre d’art et la transformait en une simple chose marchande. À la lucidité d’Adorno, qui devient vite dogmatique en identifiant masse et massification, s’oppose la géniale erreur de jugement de Benjamin, qui restitue intacte la capacité générale de création. C’est cette liberté renouvelée que Watkins reprend à son compte, en y adjoignant la défiance, l’esprit de discernement et une réflexion pratique sur le mensonge. Ce langage spécifique sera porté à son plein aboutissement trente-cinq ans plus tard, avec la réussite magistrale de La Commune (Paris, 1971). Même si la chute du communisme a éloigné le danger d’un conflit nucléaire mondial, La Bombe parvient à faire passer l’horreur d’une guerre apocalyptique du domaine du concept à celui du percept. Un rappel obsédant le ponctue comme un effrayant mantra : "Voilà ce qui arriverait à l’Angleterre. Voilà ce que produirait une bombe de X mégatonnes." Toutefois on oublie vite ce commentaire dit par une voix neutre dont la sobriété déchire les vertèbres, ces "pourrait", ces "ferait", ces "causerait". Le film est si saisissant que le conditionnel devient présent. Watkins n’y a mis ni emphase ni grandiloquence, travaillant sagement et en pleine conscience. Car l’atome attire l’atome. En cas d’embrasement général, il serait difficile à une puissance nucléaire d’en épargner une autre, de peur d’en être bientôt la cible. Pour les belligérants, le risque est trop grand de laisser intacts, quelque part dans le monde, des arsenaux d’anéantissement massif. Mais au-delà de toute considération stratégique, la seule réserve éventuellement opposable à ce stupéfiant essai de politique-fiction fut formulée à l’époque par certains spécialistes militaires : plus soucieux de cerner la véracité des choses que de ménager la sensibilité des spectateurs, ils le pensaient encore au-dessous de la vérité.


https://www.zupimages.net/up/24/14/w41y.jpg

Thaddeus
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Top 10 - 1966 et Peter Watkins - Commentaires

Créée

le 7 avr. 2024

Critique lue 5 fois

Thaddeus

Écrit par

Critique lue 5 fois

D'autres avis sur La Bombe

La Bombe
Vivienn
9

How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb

/Découvert à l'occasion du Second Festival du Film de SensCritique/ De Peter Watkins j'avais déjà vu "Punishment Park", qui m'avait laissé un souvenir mitigé malgré l'intelligence et la maîtrise du...

le 4 déc. 2013

16 j'aime

La Bombe
TheStalker
8

Votre folie nucléaire absurde ne mène à rien, mais en avez-vous seulement conscience ?

Issu d'une commande de la BBC qui l'a également produit, "La Bombe" fut projeté secrètement plusieurs fois dans le cabinet du 1er ministre H. Wilson. Après avoir débattu de son contenu, le...

le 29 mai 2014

10 j'aime

La Bombe
Wakapou
8

« Death within three minutes »

La BBC avait commandé à Peter Watkins un film de prévention en cas de conflit nucléaire : mais The War Game, c’est le premier faux documentaire de l’histoire à imaginer et mettre en scène une...

le 5 nov. 2013

9 j'aime

Du même critique

Chinatown
Thaddeus
10

Les anges du péché

L’histoire (la vraie, celle qui fait entrer le réel dans le gouffre de la fiction) débute en 1904. William Mulholland, directeur du Los Angeles Water Department, et Fred Eaton, maire de la Cité des...

le 18 sept. 2022

61 j'aime

2

À nos amours
Thaddeus
10

Un cœur à l’envers

Chroniqueur impitoyable des impasses créées par le quotidien des gens ordinaires, Maurice Pialat échappe aux définitions. À l'horizon de ses films, toute une humanité se cogne au mur du désarroi. De...

le 2 juil. 2012

54 j'aime

3

Léon Morin, prêtre
Thaddeus
10

Coup de foudre pour une soutane

Jean-Pierre Melville affectionne les causes difficiles, pour ne pas dire perdues d’avance. Parce qu’il a toujours manifesté un goût très vif pour l’indépendance, parce qu’il a promené sa caméra...

le 22 déc. 2015

48 j'aime

4