Je vais être tout à fait honnête avec vous, autant je touche ma bille en cinéma de Hong Kong et j’ai de bonnes bases en cinéma sud-coréen, autant le cinéma japonais m’a toujours un peu apeuré. Alors j’ai vu plusieurs dizaines de films venant du pays du soleil levant, mais en les choisissant bien en amont. Pourquoi ce « rejet » ? Je ne sais pas trop. J’ai énormément de mal avec tout un pan de la culture japonaise qui me laisse extrêmement perplexe. Du coup, j’ai d’énormes lacunes, en particulier le cinéma japonais d’avant 1980. Alors lorsque l’éditeur indépendant français Badlands est venu me trouver pour me proposer de parler de leurs nouvelles sorties, trois films japonais des années 60, j’avoue que j’étais assez perplexe. D’un côté, je n’étais que peu attiré par ces films. D’un autre, je ne me sentais pas légitime d’en parler sur le site avec mes connaissances en la matière proches du néant. Mais bon, il y a un début à tout et il faut bien commencer par quelque chose. Sur les conseils de Badlands, je me lance donc avec La Bête Élégante qu’on me présente comme un Parasite (2019, Bong Joon Ho) avant l’heure. Après visionnage, il faut le dire, le film ne va pas me faire m’intéresser plus que ça à ce cinéma japonais. Néanmoins, je reconnais les nombreuses qualités indéniables du film et j’ai même passé un bon moment. Alors sans aucune compétence dans le domaine, je vais quand même essayer d’en parler.


Si j’ai bien compris, Yûzô Kawashima serait un des réalisateurs les plus sous-estimés de son époque. Même chez les aficionados de cinéma nippon, il est rarement évoqué contrairement à son homologue Yasujirô Ozu (Voyage à Tokyo, Le Gout du Saké) pour rester dans un registre similaire. Pourtant, Kawashima a été un réalisateur très prolifique puisqu’avant son décès brutal à l’âge de 45 ans, il avait déjà mis en scène pas moins de 50 films ! Surtout reconnu par ses pairs pour ses films tragi-comiques et ses satires, il va avec La Bête Élégante nous présenter la famille Maeda. Le père, la mère, le fils et la fille. D’entrée de jeu, nous les voyons réarranger leur appartement en cachant de nombreux biens de valeur, y compris un poste de télévision. Bientôt, nous comprenons pourquoi : le fils Minoru a détourné des fonds de l’agence de talents dans laquelle il travaille et un groupe de personnes est en route, dont le directeur de cette agence, pour venir faire leur enquête. D’entrée de jeu, on sent la perversité satirique des personnages qui va s’amplifier au fur et à mesure que le film avance. Ce sont des profiteurs, des arnaqueurs, des menteurs, des manipulateurs. Leur idée fixe est d’exploiter, de détourner, de frauder afin de maintenir leur niveau de vie suffisamment haut pour ne pas revivre la pauvreté d’après-guerre. Ils manigancent à tour de bras, se moquent et se lancent des piques entre eux, la moralité est le cadet de leurs soucis. Yûzô Kawashima nous fait un portrait dépravé de la famille typique japonaise dans laquelle les parents vont jusqu’à demander à leur fille de devenir la maitresse d’un romancier à succès juste pour lui soutirer de l’argent, ou encore se faire passer pour pauvres afin que ce romancier, qui prête son appartement à cette maitresse, ne les dégage pas fissa. Tableau de Renoir accroché au mur, alcool de luxe, cigares, matériel hifi, ils ne sont pas près de lâcher ce nouveau luxe auquel ils ont gouté. Le réalisateur y va à fond dans le cynisme envers ce « nouveau Japon » en osant regarder les dessous de cette société japonaise et la satire est totale.


Toute l’action du film se passe dans un tout petit appartement, et accessoirement une cage d’escalier, et les personnages ne vont faire que se croiser dans ce petit espace clos. La mise en scène de Yûzô Kawashima est millimétrée. Il positionne sans cesse sa caméra dans des endroits incongrus afin que son film ne soit jamais redondant. L’utilisation de l’espace est réussie et les cadrages toujours très réfléchis. Comme il y a toujours un personnage dans une pièce attenante en train d’observer discrètement ou d’écouter les conversations de la pièce d’à côté, le réalisateur place souvent sa caméra du côté des épieurs, un procédé très malin nous mettant immédiatement dans la position du voyeur et du complice. Habituellement, de tels personnages seraient immédiatement détestables. Sauf qu’ici, en évoquant l’après-guerre et la pauvreté qu’elle a engendrée, on ne peut s’empêcher d’avoir malgré tout de l’empathie pour eux. Ils ont mis le doigt dans les manigances et n’arrivent plus à faire autrement, mais c’était au départ pour se sortir d’une situation de vie pleine de désespoir. La famille Maeda sait que ce qu’elle fait est mal, mais elle le fait quand même pour sa survie sociale. C’est la même chose pour certains autres personnages du film, tous aussi pourris au final les uns que les autres, mais chacun avec des motivations différentes (le patron qui veut que sa boite ne coule pas, cette mère célibataire qui sait qu’elle aura du mal à se marier, …). Du coup, le film nous interroge. Clairement, on ne peut pas soutenir ces agissements, et pourtant on les comprend. Presque, on les excuse, tout en sachant que malgré tout, ces personnages sont de bien belles ordures. Outre la mise en scène réussie et la satire, une autre des qualités du film est son casting. Tous semblent prendre un malin plaisir à incarner ces personnages hauts en couleur et à échanger des joutes verbales très bien écrites et surtout très subtiles (avec des doubles sens ou une lecture entre les lignes). Il en résulte un huis clos grandement réussi, mais dans lequel il faut arriver à rentrer et à adhérer (et c’est peut-être ça le plus compliqué).


La Bête Élégante est une satire sociale qui montre la laideur de la société japonaise à l’heure du boom économique. Le résultat est grinçant, divertissant, et on comprend pourquoi certains le qualifient de Parasite avant l’heure.


Critique originale avec images et anecdotes : https://www.darksidereviews.com/film-la-bete-elegante-de-yuzo-kawashima-1962/

cherycok
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le 24 avr. 2023

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