C'est un fait, Tsui Hark ne tient pas en place. Il compte parmi ces gens dont à peu près n'importe quel travail laissera les non-initiés sur le carreau. La suspension d'incrédulité est chez lui une donnée hautement malléable, l'homme ayant pour habitude de laisser libre cours à ses idées, quels que soient les moyens dont il dispose. Bien entendu, avec un tel credo, sa filmographie est un yoyo en termes qualitatifs. Pour un immonde Black Mask 2, il nous a offert quelques années plus tôt le virevoltant Time & Tide, certainement son chef-d'oeuvre. A moins qu'on lui préfère The Lovers, superbe évocation de la légende des amants papillons. (1) 


Fresque historique au budget conséquent, La Bataille de la montagne du Tigre fait heureusement partie des Tsui Hark qui ont les moyens de leurs ambitions, le gouvernement chinois ayant financé le projet à condition que le cinéaste hong-kongais glorifie la Chine Populaire et son héros. Sauf qu'avec Tsui Hark, rien n'est si simple : derrière cette vision du monde patriotique, il insuffle une modernité inattendue en renouvelant le cinéma d'aventure façon Les Douze salopards. L'ajout du contexte contemporain (le film débutant à New-York, en 2015), un peu maladroitement exploité, ancre l'Histoire passée dans le présent en montrant les implications et les conséquences de chaque événement. Un procédé qui permet au cinéaste de détourner les valeurs de mémoire culturelle, Hark s'autorisant quelques pointes de dérision vis-à-vis de l'héroïsme surréaliste véhiculé par la propagande. 


Ne péchant ni par excès, ni par retenue, la caméra virtuose du metteur en scène se laisse bercer par une photographie splendide, le gigantisme de certains décors y étant magnifié au même titre que la direction artistique. Une fois passées trente minutes nécessaires mais où l'on aura tendance à s'égarer entre tous les protagonistes, Hark embraye sur une intrigue qui retrouve l'énergie et la gourmandise visuelle de sa scène d'ouverture. Il est d'ailleurs surprenant de voir un Tony Keung Ka fai méconnaissable grimé en personnage ressemblant plus au pingouin de Batman : le défi qu'à un "amant" de Jean-Jacques Annaud. Pur film d'aventure à l'ancienne, La Bataille de la montagne du Tigre marque une nouvelle étape dans le cinéma de Hark.


Dans sa jeunesse, officiant comme projectionniste dans un centre culturel, il découvre l'ancienne version filmée de La Bataille de la montagne du tigre, datée des années 70, et dont on peut découvrir quelque extraits dans cette nouvelle mouture. Dans les deux cas, il s'agit de l'adaptation du roman Tracks in the Snowy Forest de Qu Bo, monument de la culture populaire chinoise. Ce livre raconte l'histoire vraie d'un soldat de l'armée nationaliste (communiste) s'infiltrant dans un gang de bandits qui terrorise les habitants d'une région montagnarde du pays. C'est dire si Tsui Hark porte en lui cette histoire depuis longtemps. En toute logique, le projet a eu le temps de mûrir au fil de ses derniers travaux.


Prise dans un débat trop souvent stérile (entre révolution et gadget, pas de juste milieu), la 3D a, il est vrai, rarement provoqué une sensation de manque une fois les films revus à plat. En termes thématiques, seuls Avatar et Hugo Cabret peuvent prétendre au titre, l'un parce qu'il contait la redécouverte de sensations disparues, l'autre en nous décrivant l'émergence, le déclin puis la renaissance du cinéma de Georges Méliès. Le modernisme induit par le relief faisait ainsi constamment écho au parcours des héros. En termes sensitifs, c'est bien sûr Gravity qui remporterait la palme, sa mise en scène étant conçue et pensée pour s'épanouir en relief. C'est le film d'Alfonso Cuaron que vient rejoindre le dernier Tsui Hark, alors même qu'il use d'arguments différents, dont une mémorable scène où apparaît le tigre éponyme.


Agité comme il est, Hark ne s'est pas résolu à employer le relief comme simple moyen de creuser la perspective ni comme tremplin pour balancer des tas d'objets à la figure du public : il a opté pour les deux ! Mais, loin de partir dans tous les sens, il trouve dans la stéréoscopie matière à dynamiser ses tentatives formelles, un objet au centre du cadre pouvant occuper toutes les attentions le temps d'un ralenti extrême. Plus largement, le processus s'avère incroyablement ludique, les extérieurs comme les affrontements permettant de s'immerger comme jamais dans le cinéma de Hark. Sachant les contorsions dont il s'est montré capable, le voir guider avec une telle assurance les sensations du public grâce à un outil aussi fragile que le relief est une expérience réjouissante.


Divertissement populaire dans le meilleur sens du terme, La Bataille de la montagne du tigre mérite réellement d'être découvert en salle et en 3D.


Rawi & Fritz_the_Cat


Lire l'article sur leur site


(1) La Romance de Liang Shanbo et Zhu Yingtai raconte l'histoire d'amants désespérés préférant mourir que d'être séparés, à l'instar de nos Roméo et Juliette occidentaux. Elle se déroule au cours de l'ère des Jin, au troisième et quatrième siècles de notre ère chrétienne. 

Fritz_the_Cat
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