Il y a parfois des films vers lesquels on se dirige sans trop savoir pourquoi, et qui nous surprennent et nous touchent, nous emportent sans qu’on s’y attende. Ce fut mon cas pour La Baie des Anges de Jacques Demy. Le sujet n’est pas de ceux qui m’interpellent spécialement en général : Jean, un jeune homme travaillant dans une banque et menant une existence aussi modérée que modeste, se laisse avaler par le casino, où il rencontre Jackie, elle aussi dépendante au jeu, avec qui il entamera une romance. Malgré le propos qui ne m’attirait guère de prime abord, le film m’a cueillie et convaincue.


Les acteurs, Jeanne Moreau et Claude Mann, sont charismatiques et terriblement séduisants. Ils incarnent des personnages bien construits et plutôt complexes, dont les failles se révèlent peu à peu, parfois avec violence, mais sans jamais être jugés par celui qui les écrit. Ils sont prisonniers de leur addiction, impuissants face à l’appel des jetons. Ils misent leur sort à la roulette. N’ont pas les cartes en main. Tout semble joué d’avance pour eux, au sens propre comme figuré. Même leur liaison, avec l’apparition brève et lointaine de Jackie dans le hall du casino, alors que Jean vient pour la première fois avec son ami, donnant la sensation qu’ils sont voués à se consumer ensemble dans ces lieux, inévitablement.


Si la construction peut paraître linéaire et redondante, car enchaînant les victoires et les défaites du duo dans divers établissements, c’est pourtant un déroulé nécessaire. Le spectateur accompagne les joueurs dans leur spirale infernale. Inarrêtable. Et cette progression faite de répétitions permet la variation, donc l’approfondissement de leur relation. D’autant que le film est très resserré sur ses deux personnages principaux, sans ramifications multiples et avec peu d’autres protagonistes. Les deux seuls autres que l’on peut noter sont l’ami de Jean, Caron, et le père de Jean. L’un entraîne le jeune homme dans les méandres du jeu, l’autre le conjure de ne pas y sombrer : deux extrêmes, pourtant rapprochés car liés à Jean et complémentaires car exprimant chacun leur vision sur un même sujet, comme les deux côtés d’une pièce. Pas de protagoniste gravitant autour de Jackie, appuyant sa solitude.


Il y a une finesse dans la réalisation, une élégance indéniable qui teinte le long-métrage de bout en bout. Certains plans presque séquences sont très réussis, à l’instar de Jean au casino de Cannes, lorsqu’il retrouve Jackie, ou lorsque tous deux sont au restaurant et dansent – le plan est alors serré, proches d’eux, nous faisant assister à une intimité naissante. L’ouverture du film donne d’ailleurs le ton : un long travelling s’éloignant de Jackie à une vitesse folle. La caméra est à l’image des personnages, glissante, se laissant emporter comme eux par le tourbillon du jeu. Celui-ci est omniprésent, avec les scènes de casino, les bruits et images de roulette et de mises, bien sûr, mais aussi de façon plus insidieuse, au cœur même de la relation des personnages. Avant d’être amants, ils sont des pions l’un pour l’autre, Jackie côtoyant Jean car il lui porte chance, elle le croit. Vecteur de leur rencontre, le jeu reste par la suite un point de contact entre eux. Ainsi, leur première étreinte à l’hôtel se déroule à côté d’une roulette miniature posée sur le lit. S’aimer est un jeu, un pari, et ils risquent de s’y perdre.


La musique de Michel Legrand est superbe, se déclinant de plusieurs manières, teintée tantôt d’accents joyeux, festifs, tantôt de couleurs quasi tragiques. Au gré des victoires et des défaites de nos amoureux, de leurs bonheurs et leurs désenchantements. Face au silence des palais de jeu, cette rengaine lancinante ponctue et sculpte leur progression. L’optimisme véhiculé par la musique se retrouve en somme dans la fin du film, invraisemblable pour certains, mais qui a selon moi le mérite de laisser une porte ouverte quant à l’avenir de Jackie.


Du reste, cette fin s’inscrit parfaitement dans l’hésitation travaillant les amants : de la passion ou de l’addiction, on ne sait ce qui est le plus dévorant.

yvelise_thbt
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le 12 mai 2020

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