Tout, dans ce septième long-métrage de Kôji Fukada, est placé sous le signe du double : double visage de l’héroïne sur l’affiche, correspondant aux deux phases qui structurent le scénario ; redoublement répercuté au montage, qui progresse en intercalant ces deux époques, en des jeux de parallèle, d’écho, d’anticipation... ; duo de certains personnages, notamment les sœurs ; double espace-temps, puisque les rêves, parfois même éveillés, entrecoupent la réalité ; redoublement de certaines images fascinantes, par rapport au précédent film, « L’Homme qui venait de la mer » (2020), et notamment celle de la pénétration dans l’eau ; double réaction du spectateur, avant et après la vision du film ; double, voire multiple piste interprétative, lorsque ledit spectateur revient sur ce qu’il a vu ; et c’est peut-être là que le bât blesse...


Le montage, assuré par le réalisateur lui-même et par Julia Gregoru, s’ouvre sur l’image de l’héroïne, Ichiko (Mariko Tsutsui, magnifique), puis la suit, en un feuilletage savant, dans la double temporalité : à la fois infirmière innocente, patiemment vouée aux soins d’une très vieille dame presque grabataire, anciennement peintre jouissant d’une petite reconnaissance ; remarquablement intégrée dans cette famille aimante, elle donne également des cours de soutien scolaire aux deux petites-filles de l’aïeule, toutes deux adolescentes. Et quelques mois plus tard, légèrement vieillie, marquée par une amertume perceptible sous l’urbanité japonaise, et ourdissant ce dont l’on pressent qu’il pourra s’agir d’une forme de vengeance. En effet cette seconde phase se situe au-delà du point de bascule qui ouvrira une brèche dans le parcours jusqu’ici sans fautes de « l’infirmière ».


Kôji Fukada aime sonder ces failles qui entaillent une existence humaine, soit dans leurs conséquences, comme dans « L’Homme qui venait de la mer », soit in vivo, comme ici. Le moment charnière où Ichiko se voit injustement soupçonnée, autant dire regardée par presque tous comme coupable, constitue sans doute le point d’acmé du film, à la fois dans la tension de l’arc narratif et dans le jeu de Mariko Tsutsui, qui fait passer ses émotions dans le plissement d’un regard ou la crispation de la bouche. Dans ces villes aux rues aussi droites que l’âme humaine est tortueuse, le réalisateur fait jaillir toute la sauvagerie d’une société qui, à travers ses journalistes lâchés en meute, traque celle qu’elle s’est donnée comme proie à la manière d’une biche acculée jusque dans sa tanière. Scandale d’une société qui, jetant en pâture des informations aux spectateurs sanguinaires, juge sans jugement ni dossier. Les rêves exprimant, en réponse, la sauvagerie de l’héroïne apparaissent comme une glose ajustée de ce qui se joue, et plus que tout comme l’expression d’une détresse par celle qui se sait destituée de facto.


Ces qualités et, encore une fois, la subtilité du jeu de l’actrice, entraînent l’adhésion du spectateur durant le film. À l’image de cette dissociation entre une forme policée et un fond cruel, les plans de Kenichi Negishi sont construits, charpentés de droites souvent perpendiculaires, et les couleurs offrent une fausse douceur. La musique, ponctuelle et discrète, mobilisant essentiellement des instruments à cordes chargés d’exprimer la tension de l’âme, participe à ce climat d’élégance générale.


Le montage entremêlé permet donc au spectateur d’accompagner l’action jusqu’à son terme. C’est dans l’après-coup qu’une gêne affleure et s’affirme, alors qu’elle ne pouvait se manifester que fugacement durant le film. Qu’en aura-t-il été, finalement, de la fameuse vengeance, celle dont l’exécution nécessiterait que l’ancienne « victime », selon le bandeau qui barre l’affiche, soit devenue « manipulatrice » ? D’autant que l’on a compris bien avant la vengeresse supposée subtile que l’homme qu’elle place au cœur de sa stratégie ne constitue aucunement une cible réellement émouvante pour celle qu’Ichiko cherche à atteindre à travers lui... Faut-il revisionner mentalement tout le film et partir à la recherche d’une duplicité qui aurait marqué, à notre insu, la première partie, et qui expliquerait certains regards un peu faux portés par Ichiko sur la sœur cadette ? Une complicité avec l’improbable neveu ? Mais à quelle fin ? Un mauvais tour de la sœur aînée, Motoko, dont Mikako Ichikawa campe de manière intéressante le personnage complexe ? Mais à quelle fin, là encore ?...


On peut aimer le questionnement, l’intrication des pistes, mais encore faut-il que ceux-ci soient mis au service d’un sens. Autant Kôji Fukada a magnifiquement montré les dégâts causés, dans la vie matérielle et psychique d’un être, par l’injustice du soupçon, surtout lorsque rien ne bride celui-ci, autant on peut regretter qu’il ait prolongé cette illustration par une tentative de thriller qui ne parvient qu’à prendre l’eau.

AnneSchneider
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le 7 août 2020

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Anne Schneider

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