Certains exégètes tiennent Les Nuits de Chicago ou Les Damnés de l’Océan pour supérieurs à la moindre étape de l’association Sternberg/Dietrich. D’autres adoptent la démarche à rebours consistant à percevoir l’apogée du cinéaste dans ces films plus tardifs que sont Shanghai Gesture ou Fièvre sur Anatahan. Broutilles et questions de goût qui ne sauraient masquer l’essentiel : l’œuvre du réalisateur viennois s’est construite autour d’une fresque en sept volets au centre de laquelle il a enchâssé sa suprême création cinématographique : Marlene. Avant-dernière pièce de l’édifice, L’Impératrice Rouge consacre la plénitude d’un artiste n’ayant cessé depuis L’Ange Bleu de lâcher la bride à ses fantasmes, et alors parvenu au paroxysme de son inspiration. Le destin de la princesse Sophia Frederica, livrée à seize ans par sa famille à un avorton dégénéré qui ne connaît que ses vices d’enfant gâté, dépêchée à la cour en grand équipage, rêvant de son futur bonheur à Saint-Pétersbourg, cherchant des compensations dans la compagnie des galants militaires, faisant des ravages au sein des casernements puis, à la mort de la reine mère, fomentant un putsch avant de se proclamer, sous le nom de Catherine II, impératrice de toutes les Russies, ne sert que d’ossature au déploiement des fastes de la mise en scène. Tout à l’effort d’exprimer les démons et merveilles de son imaginaire, Sternberg utilise l’Histoire comme un simple prétexte, semblable à l’argument du librettiste pour le compositeur d’opéra. Encore faut-il savoir avant de parler de trahison que s’il s’arrête à l’avènement du règne de la Grande Catherine, c’est que les Mémoires de celle-ci, très lâche support du scénario, s’achèvent peu avant le coup de force, comme si leur auteur accordait elle-même une importance capitale à la genèse de sa personnalité. Voilà le sujet essentiel traité ici : la découverte par une femme de son pouvoir de séduction et de la manière dont elle peut l’exercer. La conclusion du film entérine à cet égard l’aboutissement d’une prise de conscience en même temps que l’épanouissement d’un personnage.


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Sternberg y invite : ce nœud de serviette rageur qui unit les époux à la cathédrale, il faut le défaire, tout comme il faut retirer le bandeau du colin-maillard, écarter les voiles, les dentelles, les tulles de gaze qui quadrillent la peau lisse de Marlene Dietrich, se rapprocher et, par delà les épaules nues qui frissonnent sous la neige des aigrettes, plonger dans le lac de ses yeux, tour à tour papillotants de découvrir le monde, rieurs, altiers, provocants, tentateurs, ces yeux où s'est déjà noyé le regard du démiurge, insensé qui veut garder pour lui seul son papillon pris au piège. Ce qui frappe aujourd'hui dans L’Impératrice Rouge, outre bien sûr la beauté et la démence visionnaires de ses images, l'envol de sa caméra, la profusion onirique de son style, l'autorité de ses choix et de ses trouvailles, l'audace de risques assumés avec une sorte de sûreté tranquille, c'est qu’on y lit à écran ouvert ce qui se passe dans la tête d'un voyeur de lumières : les obsessions exacerbées nourrissant la songerie presque abstraite d'un fou mégalomane sur le corps et le visage de son actrice, perdue dans cette Russie décadente telle qu'aurait pu la célébrer Pouchkine. Car le palais de Peterhof n’est pas le Kremlin-Bicêtre. Loin de la vie du peuple, c’est un lieu clos à l’air raréfié, un dédale de salles et de corridors inquiétants, oppressants, exacerbant les passions dans une atmosphère de complot. Le resserrement et l’étouffement ne conduisent nullement à l’avance inéluctable de la tragédie, comme chez Fritz Lang, mais suspendent le temps et confèrent un sentiment d’éternité. Dix huit années pour la conquête du pouvoir se réduisent à l’attente infinie, à la fois brève et interminable, qui crée le désir. On s'épie, on conspire, on bannit, on mange lors d’étonnants festins passant de la mise en condition de Catherine, contrainte de servir les soudards de l'impératrice, à la haine quand les époux fielleux s'insultent par aide de camp interposé. C'est Ruy Blas et Lucrèce Borgia chez Boris Godounov.


L’Impératrice Rouge développe un baroquisme échevelé qui joue des formes avant de jouer des êtres, qui valorise l’excès dans un registre expressionniste dont se souviendra l’Eisenstein d’Ivan le Terrible. Le plus infime élément du décor ou des accessoires, la répartition des zones d’ombre et de lumière, le drapé des étoffes, tout s’intègre à une architecture vivante et grandiose, à une trame sans défaut. Que chacun ici s’exprime en un anglais impeccable, que les débauches de la Russie tsariste soient traitées avec une fougue dionysiaque, qu’un érotisme vénéneux commande la cavalcade finale des Cosaques gravissant les marches de la demeure impériale, hissant au pinacle leur souveraine mythifiée, habillée d’un uniforme de hussard blanc qui la virilise, rien ne saurait atténuer l’impact de cette tornade radieuse. Un accompagnement mortuaire, une pompe sépulcrale se trouvent intimement liés à l’action dans la grande séquence du repas de mariage s’ouvrant sur un squelette posé parmi les détritus de la table, qu’un travelling révèle lentement pour s’élever ensuite et, dans son mouvement de retour, faire découvrir les convives figés comme au milieu d’un banquet funéraire. La poussière qu’on secoue sur le plastron d’un capitaine, le talon qui brise le verre d’un médaillon, la traine du pardessus qui balaie le visage du tsar fou jeté à terre : autant d’images mémorables créées à partir d’un matériau feuilletonesque complètement dévoyé. Dans cette prodigieuse "Vanité", la mort saisit le vif. Les allées et venues des dignitaires et courtisans sont filtrées par de lourdes portes, sculptées, marquetées, incrustées, tapissées, des battants que dix femmes ne suffisent pas à manœuvrer afin qu'ils ne puissent s'ouvrir, par surprise, devant un spadassin anonyme. Pour Catherine seule, ces portes n'ont plus de pesanteur, ni les cachots de barreaux. Elle s'en évade, comme elle s'extrait des crinolines pour chausser les bottes de l'androgynie et, nouvelle walkyrie parée des attraits ambigus chers à Sternberg, charger au galop de son destrier dans les escaliers et les couloirs du palais d’Hiver reconquis.


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Ce serait toutefois mal connaître l'auteur que de croire que sa symbolique sexuelle se borne à ces chevaux qu'enfourche l’héroïne jusqu'à ce que pointe l'aube du matriarcat. Ce serait faire peu cas de ces automates nus sous les manteaux qu'ils entrouvrent, de ces soldats de plomb, emblèmes phalliques que le futur empereur laisse traîner derrière lui, comme au regret de ne pouvoir faire état d'attributs plus personnels et dans le dessein de les faire ramasser par sa "préposée aux plaisirs" : chacun cultive son réseau d'espions. Nabot sadique et impuissant au regard illuminé de faucon décapuchonné, qui refuse qu'on le congratule pour la naissance d'un bâtard qu'il sait bien (et pour cause) ne pas être le sien, qui surveille sa femme en forant au vilebrequin un trou se faisant jour dans l’œil d'un tableau, qui la fait mettre en joue par ses soldats, la décapite en effigie, qui dégrade le capitaine Orloff ou repousse la main d'un janissaire noir s'appuyant machinalement sur son épaule, Pierre est un véritable Lucifer à la manque, battu seulement dans le monstrueux par cette chimère à tête de rapace qui lui tient lieu de trône. Et, ainsi que des cloches d'airain prend son vol un oiseau sinistre, lourd de mauvais présages, l’héritier du royaume injurie-t-il le cadavre encore tiède de l'impératrice : "Te voilà, vieille corneille..." Dans cette ponctuation musicale où silences et soupirs sont éloquents, une seule idée manque : la buée de la respiration dans l'air froid. Sternberg la remplace par des bougies, notamment lors de la fameuse scène du couronnement à laquelle le cinéma doit une fière chandelle. Le vacillement-leitmotiv de cette lueur, seule en très gros plan avec le visage de Catherine, transmet au rythme de sa poitrine haletante les regrets, les craintes, les angoisses palpables de la jeune femme. La flamme chancelle, s'agite en tous sens au courant d'air du cœur. Va-t-elle s'éteindre ? À trois fois reprises on la jurerait morte tant la pâleur de Marlene est de cire. Puis elle est ranimée par les bouffées d'encens et les clappements de mâchoire du triste sire qui croque l'hostie avec un appétit d'apostat.


Le film fascine par ces grandes orgues funèbres, ce climat de délire et d’illusion, ce grand bal de marbre et de pierre, ce récit halluciné dont les moments les plus plus forts sont ceux où les personnages, jouets de l’insolence et de la dérision sternbergiennes, tendent à l’anéantissement. La naïveté de Catherine souligne l’itinéraire d’une princesse godiche métamorphosée en monarque triomphante, apprivoisant les ténèbres qui l’entourent, aspirant à répondre à l’idéalisation des hommes et à l’admiration de tout un peuple, jusqu’à s’y perdre. Le cinéaste sert pour son actrice à la fois de couturier, d'habilleur et de camériste. Si l’on retire les fourrures, les plumes, les soieries, les brocards, les belles ganses qui l’enveloppent comme une seconde peau, on découvre une carnation si translucide qu'on se demande si c'est du sang qui coule dans ses veines ou seulement des maléfices ; alors que si on ôte les vêtements d'apparat des autres créatures, on ne trouve rien — que des corps de granit. Car par-dessus tout, les statues confèrent à l’œuvre sa véritable dimension : faces étranges ou simiesques qu'on dirait frappées au milieu d'une chanson de geste, sculptures proliférantes, grotesques, grimaçantes, tordues dans des positions incroyables, qui vont du serf au seigneur ou au burgrave, dominant les sièges où l’on s’assoit et les lits où l’on se couche. Ces gisants ignorés des hommes, les voilà symptômes de leur déchéance, témoins d’un monde en convulsion, comme cette gargouille qui prête un instant ses cornes au comte Alexeï, servant d'obstacles et de repoussoirs à des vivants plus morts qu'eux dont ils sont les caricatures. Quant aux grottes modelées à même la glaise, elles semblent façonnées dans les larmes de cierges qui auraient trop coulé. Grâce à elles, la volupté, le lucre, la cruauté sont comme pétrifiés, et derrière les icônes extatiques, les carillons macabres, les masques hideux, se trouve magnifié par la magie du Jérôme Bosch de cette Byzancegorod l'univers ésotérique d’une valse au bord du gouffre, dont le scepticisme amer n’a d’égale que la flamboyante richesse esthétique.


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le 22 avr. 2019

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