Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/05/l-evaporation-de-l-homme-de-shohei-imamura.html


Je poursuis ma découverte encore bien timide du cinéma d’Imamura antérieur à sa « crise » (?) des années 1970, quand un ruineux échec commercial a contraint le trublion à remiser de côté la fiction pour le documentaire, et éventuellement le cinéma pour la télévision. Ceci dit, Imamura, avant et après, a sans doute toujours entretenu des rapports complexes avec l’idée même de cinéma documentaire – j’en avais causé tout particulièrement concernant des films postérieurs, notamment La Vengeance est à moi et La Ballade de Narayama, sa première palme d’or, mais, déjà avant, il y avait de cela ; et, à cet égard, L’Évaporation de l’homme est un film clef de cette trajectoire personnelle – en même temps qu’un audacieux brûlot qui complique sacrément la donne, d’une manière qu’on pourrait, je crois, qualifier de perverse… Car, dans ce film de 1967, il use et abuse de tous les codes du « cinéma-vérité » pour mieux en démontrer l’imposture – au risque même, et sciemment, de sacrifier son film dans la voie de l’aporie.


Imamura choisit pour ce faire un angle déjà très particulier, en traitant d’un problème connu au Japon, et pourtant largement tabou, celui de l’ « évaporation », soit la disparition volontaire de près de 90 000 personnes par an dans l’archipel – je vous renvoie à mon article sur Les Évaporés du Japon, de Léna Mauger et Stéphane Remael.


L’évaporé, ici, se nomme Ôshima Tadashi – et je ne sais absolument pas ce qu’il faut penser de ce nom… C’est un individu assez médiocre à tous points de vue, qui a disparu plus ou moins à la veille de son mariage avec une femme du nom de Yoshie. Ladite Yoshie ne saurait rester sans rien faire, comme tant de monde autour d’elle, et part à la recherche de son fiancé disparu – l’accompagne une équipe de tournage, emmenée par Imamura lui-même, qui enregistre toutes les démarches entreprises, voire mène elle-même l’enquête.


La vaine quête d’Ôshima emprunte bien des directions – témoignent les parents, les employeurs, une médium consultée par Yoshie, puis une autre… Le portrait s’approfondit – mais assez peu, en fait : l’image demeure d’un individu médiocre, et pas très sympathique à vrai dire ; mais médiocre également dans le vice. Au point où on peut se permettre de l’oublier ? Le fait est que l’évaporé Ôshima connaît une seconde évaporation alors que le film progresse… Bientôt, il n’a plus guère d’importance : ce qui en a, c’est la confrontation entre Yoshie et sa sœur (sa vraie sœur semble-t-il), « femme entretenue », ou « geisha », c’est selon, laquelle aurait bien pu avoir une affaire avec le disparu, et/ou être la cause, directe ou indirecte, de sa disparition. Les échanges tendus révèlent bientôt que Yoshie hait littéralement sa sœur…


Elles ne peuvent pas s’entendre – littéralement. Au bout d’un certain temps, les deux s’enferment dans un dialogue stérile : Yoshie affirme, avec un témoin pour l’appuyer, que sa sœur a été vue avec Ôshima – la sœur nie. Parole contre parole. La même accusation revient sans cesse – avec la même dénégation en réponse ; au point, disons-le, où c’en devient éprouvant pour le spectateur (délibérément, je n’en doute pas un seul instant).


Moment clef : une des sœurs se tourne vers Imamura lui-même, assis dans son ombre, derrière elle : « M. Imamura, qu’est-ce que la vérité ? » Le réalisateur n’en est pas bien certain… et aboie un ordre : à son commandement, les murs de la pièce s’effondrent, la caméra prend du champ, et les lumières révèlent un studio. La scène n’était absolument pas documentaire : le film, même, était depuis le début une fiction.


Il ne s’arrête pourtant pas là – suit une longue scène de rue, dont on ne sait plus à ce stade si elle est parfaitement scriptée ou totalement improvisée… ou plus probablement quelque part entre les deux. Et la même dispute reprend, interminable, stérile : on t’a vue avec Ôshima, non ce n’est pas vrai, etc. Le spectateur se crispe. Imamura est là – presque désespéré ? Mais quel crédit doit-on alors lui accorder ? La discussion s’envenimant, l’impasse devenant insoutenable, le réalisateur invite tout le monde à se calmer ; le film va s’arrêter là… « Rappelez-vous ! Ce n’est qu’une fiction ! »


On met forcément en avant la scène où Imamura révèle que son film est tourné dans un studio – c’est bien le moment où tout bascule. Ceci étant, les indices ne manquaient pas, auparavant, qui avaient au moins de quoi intriguer le spectateur ; quand s’achève une première partie du film, nous voyons l’équipe de tournage discuter – on s’interroge : est-ce qu’ils ne font pas trop dans le policier ? La question concerne autant l’esthétique, le montage, etc., qu’un scénario que l’on devine sous-jacent. Le film en train de se faire perce, ici, mais sur un mode encore ambigu. Plus tard, une seconde pause du même ordre a lieu – alors qu’Ôshima a presque totalement disparu du film ; l’équipe de tournage parle de Yoshie, et constate que « la petite souris est devenue une actrice »… Peut-être l’a-t-elle en fait toujours été ? Mais, ce qui apparaît clairement à l’équipe, c’est que la jeune femme, d’abord cantonnée au rôle un peu navrant de vague présence prétexte dans un coin de l’écran tandis que l’équipe de tournage interroge les témoins, a finalement forcé son passage dans le film, notamment à partir de l’apparition de sa sœur dans le métrage, et s’est mise, insidieusement, à envahir la caméra, à détourner le film pour qu’il se focalise sur sa présence plutôt que sur l’absence d’Ôshima, laquelle ne compte plus guère en tant que telle. L’emploi exceptionnel d’une bande originale, à base de contrebasse très connotée, renforce à chaque occurrence la sensation d’une manipulation – et de très brefs inserts, presque subliminaux, cependant toujours soulignés par une sorte de bruitage électronique, parasitent régulièrement le film d’une manière absolument tout sauf documentaire.


Nous sommes progressivement amenés à questionner l’esthétique même du film, en même temps que son projet – mais il est clair qu’Imamura use de toutes les ficelles du « cinéma-vérité », ou peut-être plus exactement du « cinéma direct » à l’origine du registre, car ce dernier avait déjà été amené à questionner la possibilité même d’une approche cinématographique du réel. Mais tous les effets, toutes les signatures, sont là. La caméra est très mobile, « à l’épaule » ; les plans séquences sur les protagonistes – régulièrement des gros plans – alternent avec des montages plus resserrés « d’ambiance » ; le son est en prise directe, la lumière variable, le cadre plus ou moins bien défini, qui laisse parfois apparaître le matériel, mais sur le mode alors « légitime » de l’équipe de tournage directement impliquée. Tout ceci avec un grand talent, un sens cinématographique, de l’image comme de la narration, indéniable et fascinant : le film, dans son genre, est un vrai modèle. Un effet, pourtant, induit parfois comme une forme de distanciation à l’égard de ce qui nous est rapporté : le choix, souvent, de la post-synchronisation – le son est supposément pris en direct, donc, mais le montage, très régulièrement, associe à l’image des protagonistes des paroles qu’ils ont certes prononcé, mais qui donnent l’impression d’être dissociées.


Le « documenteur » (ou « focumentaire » ?) une fois révélé, la prétention, de manière générale, à capturer sur la pellicule la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, apparaît bel et bien comme une imposture. Cela vaut pour tout cinéma prétendument « réaliste », dont le cinéma documentaire, mais pas seulement. Imamura rappelle ainsi utilement que, poser une caméra ici plutôt que là, c’est déjà, littéralement, imposer un point de vue.


Mais quelle échappatoire, alors ? Y en a-t-il seulement une ? Le film d’Imamura n’est certes pas qu’une mauvaise blague, reposant sur le seul dispositif de la révélation du studio – on s’ennuierait bien, sur deux heures dix de métrage, s’il n’y avait rien d’autre… Le dispositif reconfigure le film, mais, surtout, il manipule le spectateur, même d’emblée conscient du petit jeu qui se joue devant ses yeux. Finalement, que ce soit Imamura lui-même à qui l’on demande de définir la vérité, et qu'il ne sache pas véritablement répondre sinon en cassant lui-même son jouet – en fait la seule manière de jouer véritablement avec – est sans doute significatif. Je ne crois pas que L’Évaporation de l’homme soit un film cynique ; en fait, je le verrais plutôt comme étant désespéré – mais peut-être parce que j’ai été manipulé par la présence à l’écran d’Imamura, maître d’œuvre qui prétend que son film lui a échappé tandis que l’aporie première des sœurs se disputant dans le studio se perpétue dans la rue, cette fois au vu et au su de tous. Enfin, si c’est bien une rue… Et si c'est bien tous...


La vérité ? Elle est illusoire – on ne saurait la rendre à l’écran… et probablement est-elle insaisissable au-delà. N’y a-t-il pas une filiation, même paradoxale au premier coup d’œil, entre le très léché Rashômon de Kurosawa Akira, et le faux documentaire d’Imamura, excroissance proto-punk de la prétendue Nouvelle Vague ? Rashômon résout cependant l’aporie, au travers d’un apport totalement absent des nouvelles d’Akutagawa Ryûnosuke à l’origine du film, quand le bûcheron adopte l’enfant abandonné, pour donner un sens à ce qui n’en avait pas et ne semblait pas pouvoir en avoir ; dans le film d’Imamura, il n’y a aucune issue de la sorte – seulement un réalisateur dépassé par son film, ou prétendant seulement l’être, contraint (?) de forcer le clap de fin (qui apparaît à l’écran), et qui crie à ses sujets/acteurs et/ou aux spectateurs : « Ce n’est qu’une fiction ! » Tandis que le doute persiste à la toute fin dans son commentaire en voix off sur une image figée – ce qui, pour le coup, m’a renvoyé au Pornographe, film tourné l’année précédente, et qui se concluait de même sur un commentaire d’Imamura, plus acteur que réalisateur pour le coup : l’aveu qu’il n’avait rien compris au film… Mais ce qui est drôle, à sa manière un peu méchante, dans Le Pornographe, ne l’est pas vraiment ici.


Doit-on pour autant conclure à l’inanité de tout cinéma réaliste, documentaire ou pas ? Je ne le pense pas – ce serait un peu trop brutal, un peu trop simple. Au-delà même de l’opposition trop réductrice entre cinéma présentationnel et cinéma représentationnel – qui me paraît particulièrement vaine concernent Imamura : après L’Évaporation de l’homme, il consacrera presque une décennie entière au documentaire, et, de fait, un film comme La Ballade de Narayama est on ne peut plus représentationnel. Simplement, la conscience du dispositif change pas mal la donne. Mais, dès lors que l’on est conscient de la part d’artifice inhérente à tout film (ce qui est plus charitable que de parler tout de go de manipulation), la possibilité de saisir le réel, ou certains de ses aspects, demeure.


L’Évaporation de l’homme est un documenteur, au sens où il est truqué du début à la fin ; pour autant, le phénomène dont il traite est bien réel – l’évaporation reste un sujet pertinent. Les personnages eux-mêmes sont authentiques, si cela ne constitue en rien une garantie globale d'authenticité. Et, par ailleurs, il y a bien un documentaire sous le documenteur – simplement, Ôshima, Yoshie, sa sœur, etc., ne sont peut-être que des prétextes pour filmer une société japonaise qui change, et à toute vitesse (en 1967, nous sommes au plus fort de la Haute Croissance – et le pays était en ruines vingt ans plus tôt à peine)… sans toujours bien savoir où elle va. Ce qu’il montre, finalement, c’est peut-être surtout cela – et en soulignant combien cette société, même en cette période propice à l’anomie, était imprégnée d’un conservatisme rigide éventuellement paradoxal ; une société où les relations entre l’employeur et l’employé demeurent personnelles, d’une manière toujours très teintée de féodalisme ; une société où la croissance économique forcenée n'évacue pas la misère d'un coup de baguette magique ; une société, aussi, où les femmes ont toujours le mauvais rôle, si même elles ont un rôle, et où elles portent presque naturellement le blâme pour tout ce qui peut mal tourner au cours d’une vie – pour autant, elles ne se font certes pas de cadeaux entre elles, et la violente haine de Yoshie pour sa sœur impressionne probablement bien davantage que le constat pathétique de la disparition d’Ôshima ; son évaporation a si bien fonctionné que nous 'lavons totalement oublié ! Mais peut-être avons-nous choisi de le faire...


Ne pas s’arrêter à la brutalité de la scène qui marque le tournant du film, et à laquelle on tend peut-être parfois à le résumer : tout du long, L’Évaporation de l’homme est un film bien plus subtil que cela, bien plus intelligent, bien plus malin. Pas comme un « petit malin », non – mais comme un film qui questionne habilement le cinéma dans son ensemble, tout en relevant lui-même du meilleur cinéma. C’est très fort, et, étrangement peut-être, toujours très perturbant aujourd’hui – encore une belle réussite au crédit de l’excellent cinéaste anthropologue et entomologiste qu’était Imamura Shôhei.

Nébal
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le 15 mai 2018

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