N'ayant vu que deux films de Kechiche, La Vie d'Adèle et celui-ci, j'en suis encore au stade de la découverte de ce réalisateur dont on m'avait tant parlé, le plus souvent en bien. Ces deux films ont pour autant suffit à me convaincre de la cohérence de la démarche de Kechiche, en plus de son talent.


L'Esquive, c'est l'histoire d'Abdelkrim, un jeune de banlieue qui tombe amoureux de l'une de ses camarades de classe, Lydia, et qui décide de s'inscrire au groupe de théâtre dont elle fait partie pour se rapprocher d'elle. Sauf que "Krimo" est très mauvais comédien et que, après qu'il lui ait posé la question fatidique ("est-ce que tu veux sortir avec moi ?"), Lydia se contente d'esquiver, ne lui donne pas de réponse.


La simplicité du scénario semble en avoir rebuté plus d'un ; certains semblent ne pas comprendre l'intérêt de raconter une histoire aussi anecdotique. D'autres fulminent contre un énième film de banlieue, lequel passerait de surcroît à côté du sujet. Sauf que ces deux critiques montrent à quel point ceux qui les profèrent sont passés à côté du film, qui n'est pas un film sur la banlieue, mais un film qui se passe en banlieue - la nuance est importante -, et dont l'anecdotique est justement le cœur du sujet.


En filmant de façon hyper réaliste, à la manière d'un documentaire, en utilisant une mise en scène qui vise à induire une grande authenticité dans l'action, tout comme le font les dialogues, et surtout en choisissant de parler d'un adolescent de banlieue qui tombe amoureux d'une autre adolescente de banlieue, Kechiche ne dit pas autre chose que : "cette jeunesse n'est pas uniquement une cause politique". De la même manière que, dans la Vie d'Adèle, alors que certains lui reprochaient de s'être éloigné de l'ouvrage dont il s'inspirait ouvertement, en écartant les thématiques liées à la lutte LGBT de son film, il disait : "les homosexuels ne sont pas uniquement des causes politiques". Pour le dire autrement, son objectif est de redonner une forme de normalité et d'humanité à ces groupes sociaux dont on ne parle presque toujours que comme des catégories sociales en lutte, ou opprimées.


Oui, en banlieue aussi, on tombe amoureux, on se met en couple, on se brouille, on se quitte, des drames intimes se jouent, et si ceux qui en sont les acteurs vivent dans des lieux identifiés comme des lieux de misères, parlent dans un argot jugé pauvre et vulgaire, bref, appartiennent à un prolétariat dont on ne parle jamais que pour les accabler ou les plaindre (c'est selon), les enjeux qui parcourent leurs vies, les émotions qui les traversent, les rêves qui les animent, les peurs qui les paralysent, sont les mêmes qu'ailleurs, et ce même si les apparences laissent croire l'inverse à quelques-uns. C'est donc ça le premier grand mérite de Kechiche dans l'Esquive, mais dont on peut dire la même chose pour la Vie d'Adèle : redonner de la valeur aux petites histoires de ces groupes sociaux.


Car au final, une fois la barrière psychologique de l'argot, de la vulgarité, de la misère sociale ou de la violence passée, on se rend compte que cette histoire d'amour (si l'on peut en parler ainsi), aussi simple qu'elle puisse paraître, n'a rien à envier à certains classiques de la littérature, ou aux pièces de théâtre dont les protagonistes du film récitent les textes avec plus ou moins de talent. Alors, pourquoi d'un côté les ruminations pseudo-romantiques de Madame Bovary seraient-elles considérées - à juste titre - comme constitutives d'un chef d'oeuvre de la littérature, si celles de jeunes de banlieue, qui ont l'impardonnable défaut de mal parler, seraient au contraire dénuées d'intérêt ? Les enjeux émotionnels des bourgeois auraient-ils plus de mérites à être racontés que ceux des prolétaires ?


L'Esquive n'est pas un film sur la banlieue (tout comme la Vie d'Adèle n'est pas un film sur l'homosexualité), tout simplement parce que le film aurait pu être transposé dans d'autres lieux, avec d'autres personnages, et conserver la même force et les mêmes thématiques. L'Esquive est, comme la Vie d'Adèle, avec lequel je ne cesse de faire des comparaisons pour honorer mon titre, mais aussi parce que je crois en la pertinence de cette comparaison, un film sur la condition sociale et sur l'impossibilité de s'en extirper. Et comme dans la Vie d'Adèle, l'extrait littéraire dont le sens est expliqué aux élèves par l'enseignante au début du film annonce les thématiques de celui-ci - et peut-être même son issue.


Dans l'Esquive, les élèves travaillent sur Le Jeu de l'amour et du hasard, une pièce de Marivaux dans laquelle les personnages se déguisent et tentent - en vain - d'adopter l'apparence et les attitudes d'un autre groupe social. Comme l'explique l'enseignante, les personnages n'y parviennent pas : ils ont beau se déguiser, ils ont beau essayer d'imiter, il reste toujours chez eux des traces de leur condition sociale d'origine, lesquelles trahissent leur travestissement. Et c'est bien là que le réalisateur nous implique, en tant que spectateurs, dans son film et dans son propos : parvenons-nous à faire abstraction de ces marqueurs sociaux (par exemple, le langage) pour contempler l'humanité, dans sa forme la plus simple, des personnages qui apparaissent à l'écran, cette humanité que j'évoquais dans les passages précédents ? Croyons-nous en leur jeu, quand ils répètent leur pièce de théâtre, quand cela sonne faux, quand des accents reviennent, ou même quand le personnage principal se montre incapable de "sortir de lui", comme l'y invite l'enseignante, et de simplement mettre le ton dans ce qu'il récite mécaniquement ? Même les policiers, à la fin, dont le langage et le comportement sont finalement très proches de ceux des jeunes sur lesquels ils s'acharnent, semblent trahir malgré eux leur origine sociale, qui est sans doute la même.


L'autre grande thématique du film est enfin celle de la construction de l'individualité, et de la façon dont cette construction s'opère face au groupe. Dans la Vie d'Adèle, cette découverte porte sur la bisexualité du personnage principal, et la question était alors celle des implications sociales de cette découverte, en particulier dans le fait qu'elle l'emmenait fatalement dans un nouveau milieu, dont elle devenait un transfuge, dans lequel elle ne pouvait s'adapter totalement, duquel elle était foncièrement incapable de devenir un membre à part entière, et duquel elle resterait éternellement une étrangère ; et ce malgré l'apparente bienveillance de ce groupe progressiste, indifférent à sa bisexualité, contrairement à son milieu d'origine à qui elle cache cette partie de sa vie.


Dans l'Esquive, la découverte, c'est celle qu'Abdelkrim fait de l'amour - car, s'il avait déjà une petite-amie au début du film, on devine qu'il ne l'aimait pas profondément, et que Lydia est la première de laquelle il tombe réellement amoureux ; preuve en est qu'il ne semble pas comprendre immédiatement ce qui lui arrive au début. Et pour séduire Lydia, son idée est de rejoindre un groupe de théâtre aux antipodes de ce qu'il semble être à l'origine, ou en tout cas aux antipodes de ce que son groupe d'amis d'origine semble être (anti-intellectuel et viriliste), ce qui le pousse d'ailleurs à esquiver ce groupe, comme s'il était impossible d'appartenir en parallèle à deux univers aussi opposés. De la même manière, Adèle s'était coupée, pendant sa relation avec Emma, de son groupe social originel, pour embrasser celui de sa petite-amie. C'était soit l'un, soit l'autre.


Voici donc les grands thèmes du film : donner de l'importance à la petite histoire de catégories sociales dont les vies ne semblent être pour beaucoup que des causes politiques ; montrer que derrière l'exotisme que peut constituer pour certains l'univers des banlieues, les enjeux individuels qui s'y jouent sont aussi légitimes que n'importe où, que chez n'importe qui ; porter une interrogation sur la capacité ou l'incapacité de l'individu de s'extirper complètement de son milieu social, de ses origines, de son groupe ; et enfin, réfléchir aux conséquences de notre construction en tant qu'individu sur notre rapport aux autres, à notre groupe, à notre milieu ; aux positionnements sociaux que la découverte de soi nous pousse fatalement à faire, et qui, bons ou mauvais, sont toujours des révélateurs.

ArielDonbass
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le 28 mai 2020

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