La pudeur est une grâce enfantine

Avec cette troisième fiction, le cinéaste italien Pietro Marcello franchi une nouvelle étape dans sa trajectoire artistique. Bella e perduta constituait déjà, avec une approche documentaire et une pointe de fantastique, un questionnement sur les fondements de la fiction. Puis vint l'adaptation de Martin Eden de Jack London, témoignant d'un souffle marxiste et d'un intérêt pour l'utilisation d'images d'archives (en l'occurrence des images du prolétariat italien).

Inventant, sous nos yeux, une forme nouvelle de film en film, Marcello semble avoir pris pour de bon son Envol poétique. Si on cherche, aujourd'hui, les héritiers de la pensée qui accompagna toute l'histoire de la création cinématographique, celle qui engendra les œuvres d'Eisenstein, de Renoir, de Becker, de Rossellini, de Godard, Pietro Marcello est incontestablement de ceux-là. Son œuvre est une formidable démonstration de ce que peut le cinéma. Comment, par le montage, mettre en valeur la l'émotion brute d'une image. Dans l'Envol, chaque image d'archive, qui au moment de leur réalisation n'en avait aucunement la vocation, devient une œuvre d'art. Ces images de la première guerre mondiale gagnent en puissance car nous prenons, par l'intermédiaire de Marcello, le temps de les regarder.

L'Envol est un film d'autant plus vertigineux qu'il fait le pari de proposer une relecture du conte de fée classique. A plusieurs reprises le film marche ainsi sur des œufs, reprenant à son compte une série de lieux communs qui manquent de peu de faire basculer certaines scènes dans le grotesque. Les dialogues de la vieille et mystique sorcière des bois incarnée par Jeanne Moreau, le bel aventurier tombé du ciel, sous le charme (discret) des traits de Louis Garrel qui, pour se remettre du crash de son coucou, se baigne dans l'eau claire où se reflètent les rayons du soleil perçant la végétation, ce qui mène à l'apparition divine de la belle et pure jeune fille toute de blanc vêtue, cette même jeune fille qui parle aux animaux et qui attire vers elle le beau prince par la mélodie de son chant. Ajoutez à cela des scènes toujours assez courtes et une certaine omniprésence musicale (magnifique partition de Gabriel Yared). Résumé ainsi, L'Envol semble être un film dont il faut se préserver comme de la peste.

Et pourtant, certains éléments font résonner si fort en nous ces instants. Cela réside d'abord dans la fausseté, j'entend le professionnalisme de Moreau et Garrel. Il apparaissent moins comme des personnages que comme des figures de rêves enfantins, qui accompagnent Juliette, notre héroïne, dans ses aspiration, ses désillusions, ses renforcements. Et cela jusqu'à la perte de sa pudeur enfantine. Lors de son baiser avec Jean (Louis Garrel), il révèle doucement sa cuisse en relevant sa robe rouge. Une unique interaction entre la vieille sorcière et le beau prince est d'ailleurs couverte par la musique. A cet instant leur figure est dématérialisée. Cette scène est d'autant plus cocasse que le personnage de Jeanne Moreau, prédisant à la petite Juliette, entre deux conversations avec la reine des crapauds, qu'elle s'envolera un jour vers un magnifique pays lointain, se révèle une ivrogne à la ville. Le personnage de Garrel est tout de même plus incarné, c'est par son intermédiaire que le spectateur va découvrir le personnage de Juliette sous forme mythique. Le cinéaste s'amuse ainsi à renverser les incarnations de ses personnages, tantôt mythiques tantôt matérialisés.

On pourrait craindre que ce parti pris d'accompagner une jeune fille dans son adieu à l'innocence réduise le film à une trajectoire sur-psychologique de bas-étage qui est le fond de commerce du cinéma bourgeois. Mais Marcello est très attentif à ancrer socialement son univers. Certains ont rapproché L'Envol du cinéma de Jacques Demy, c'est une erreur. Dans sa forme même, L'Envol est un film formidablement pauvre, un film prolétarien. En exploitant les mêmes ressorts narratifs typiques, ce film nous offre (peut-être malgré lui) une résistance à la production, à l'hégémonie Disney. Au raffinement, à la lisseur de la luxueuse firme hollywoodienne, s'oppose le génie du pauvre bricoleur. L'Envol est un film poisseux, fait avec la virtuosité d'une dentellière déguisée en marteau piqueur.

Cet aspect est incarné par le personnage le plus émouvant du film, celui de Raphaël, incarné par Raphaël Thierry, dont il faut louer le génie. Sa face bourrue, sa démarche claudicante, son apparence d'ogre, l'agilité de ses énormes mains, sa douceur et son regard si bleu. Ce personnage est une ode au génie du pauvre. Il faut voir, quand cet ouvrier paria, rejeté, brisé par la guerre et la mort de celle qu'il aime, reçoit à l'aube de sa vie la reconnaissance de son talent de menuisier, la commande de la proue d'un grand navire, il faut voir donc, la lueur dans ses yeux, lorsqu'il dit à sa fille : "Juliette, si tu savais comme je suis heureux". L'émotion qu'il véhicule et le fait que tout un long premier acte soit centré sur lui rattrape le schéma narratif convenu voulant que, pour que l'enfant s'accomplisse, il faille la mort du père. Le fait qu'il fabrique des jouets pour gagner sa vie contribue à faire de lui une figure de l'enfance de Juliette. Raphaël Thierry rappelle par instant le Gabin d'avant-guerre, mais vieux. L'actrice Juliette Jouan a d'ailleurs précisé que, pour son rôle, le réalisateur lui a recommandé de s'inspirer des actrice du cinéma français des années 30, élément qui semble avoir été gommé.

Juliette, donc, cette Blanche Neige du réel, entendez Blanche Neige telle qu'elle existe, telle qu'on la croise chaque jour, chez toutes les jeunes filles. Ces êtres dont l'apparente fragilité laisse croire qu'il est aisé de les déchirer comme du papier de soie, alors qu'en elles brûle déjà la force invincible de la femme. La subtilité du jeu de cette actrice caennaise débutante (qui a le potentiel d'aller très loin) parvient à réaliser la synthèse entre ces deux aspects. La scène où elle subit une tentative de viol est en cela remarquable. Jamais elle ne cède, n'abandonne la lutte malgré son adversaire physiquement plus fort qu'elle. Elle finit par en triompher, laissant son agresseur le bras en sang, dans sa colère et sa frustration. Il termine au sol, dans toute sa petitesse, roué de coups par Adeline (Noémie Lvovsky). Ce dernier personnage est plus conventionnel dans son rôle de figure maternelle bienveillante. Mais il y a chez elle une certaine fraicheur, apportée par le talent de son interprète et par sa position paradoxale de femme forte et indépendante, émancipation permise par le drame de son époux mort à la guerre.

Les convictions marxistes de Marcello sont naturellement présentes à plusieurs reprise dans le film, le personnage de Juliette lisant des poèmes de Louise Michel, les personnages de violeurs se trouvant être de petits commerçants. On y sent l'aversion du cinéaste pour la figure du boutiquier, du petit bourgeois (dans la première scène où ils apparaissent, ils comptent leur argent). Mais c'est encore autre chose qui situe Marcello dans la lignée de Jean Renoir, c'est son talent d'improvisation. Ce talent que "Le Patron" a développé sur plusieurs décennies, Marcello l'a assimilé dans sa vocation de documentariste. Juliette Jouan a affirmé à une présentation du film qu'elle s'est "jouée elle-même", telle qu'elle est dans la vie. Cette spontanéité insuffle une fraicheur, une vitalité à ce conte.

Cet entremêlement d'éléments variés, de scènes chacune indépendamment discutable voir pour certaines au bord du gouffre nous offre un Envol d'un poignant lyrisme qui, jusqu'en ses imperfections, touche à la grâce.

grisbi54
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le 20 janv. 2023

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