En 1936, Sada Abe défraya la chronique au Japon, devenant une icône malgré elle : trouvée dans la rue, désorientée, elle tenait à la main le pénis sectionné de son amant qui avait trouvé la mort dans une escalade sans retour de jeux érotiques au caractère de plus en plus dangereux. L’histoire, célèbre au pays du soleil levant, lui attira la compassion de ses compatriotes, tout en lui évitant la peine de mort. Elle mourut dans les années soixante-dix, à l’époque même où Nagisa Oshima réalisa L’Empire des Sens, qui sortit un an après un autre film s’inspirant de Sada Abe, sobrement titré La véritable histoire d'Abe Sada.
L‘Empire des Sens en français, La corrida de l’amour, traduit littéralement du japonais. Là où est mise en exergue dans cette co-production française une idée de l’exaltation des facultés auditives, gustatives, sonores, buccales ou tactiles, l’intention initiale décrit quelque chose de beaucoup plus belliqueux, un manège infernal dans lequel est déjà contenu tout entière l’inversion des rapports qui sera mise en scène à travers les ébats amoureux. Si on s’attend en regardant l’Empire des sens à une trame scénaristique classique, une histoire, des enchaînements de phrase et quelques scènes de sexe pour pimenter le tout, la déception pointera inévitablement le bout de son nez. A proprement parler, l’Empire des sens ne propose rien d’autre qu’une succession incessante d’actes sexuels pornographiques, non simulés et avec des poils sur les parties génitales. Encore aujourd’hui, la pilosité est à cause de la censure bannie de la plupart des productions japonaises, que ce soit sur l’écran, ou sur le papier à travers les hentai, yaoi, josei, yuri. L’intention manifeste et indiscutable de Oshima est de choquer, tout en faisant réfléchir sur ce que signifie véritablement l’amour.
Les scènes de sexe peuvent à notre heure donner l’impression de manquer de variété, notamment à cause de leur rythme répétitif. Les variations sont menues, parfois folkloriques au regard de nos propres pratiques occidentales. Il y existe à peu près deux types de configuration dans l’Empire des Sens : l’exhibitionnisme à outrance et les rapports de domination s’accompagnant de joutes mortelles, dont le caractère ochlophobique resserre l’intrigue autour des deux amants, en privé, jusqu’au moment fatidique. Si l’Empire des Sens est une corrida de l’amour, c’est d’abord parce que le taureau n’est pas celui que l’on croit. Sada Abe n’est au départ du récit qu’une domestique parmi d’autres, ancienne prostituée, dont le physique attrayant attrapa l’œil de l’aubergiste qui l’emploie sous son toit, jusqu’à ce qu’il en fasse sa maîtresse. L’entrée en la matière laisse supposer une relation placée sous l’égide d’un satyre tout puissant, exprimé par une virilité contenue dans la performance sexuelle. C’était compter sans la place prépondérante donnée par Oshima à l’animus de cette femme, dont la sève coule dans ses veines dès lors qu’elle est arrosée par l’autre. Le renversement progressif s’opère petit à petit, narré par les coïts qui s’enchaînent à une fréquence telle que pour suivre, l’homme ne peut que se coucher, ou céder aux désirs de cette femme qui se transforme en mante religieuse.
Sans ambages, la question du désir féminin est placée au centre de l’Empire des Sens. Quel est-il ? De quoi se constitue-t-il ? Jusqu’où peut-il aller, et surtout : est-il possible de rasséréner la femme ? Oshima donne une réponse, en utilisant en un certain sens l’exemple de la vie de Sada Abe comme une explication probante au phénomène : aller jusqu’au bout signifie pour l’homme s’éteindre. Après tout, l’orgasme est aussi surnommé « la petite mort », ce que l’Empire des Sens applique au sens propre, dans un mélange de teintures noires, porcelaines comme la peau de Eiko Masuda, rouges comme ses kimonos, l’ensemble de ses lèvres, et surtout, rouge sang comme l’émasculation en guise d’apothéose finale.