Des hommes qui tiraient comme Lucky Luke : plus vite que leur ombre...

Antépénultième des 14 films de Jean-Pierre Melville : et pour moi son chef d’œuvre qui cumule toutes les expériences et qualités accumulées lors de son parcours de réalisateur...

Melville (1917-1973) de son vrai nom Grumbach, patronyme qu'il avait mis en sommeil quand il était entré en résistance lors de la seconde guerre mondiale, était un self-made man, ou si comme moi, vous préférez autodidacte, et avait appris à l'âge de six ans à manipuler une caméra offerte en cadeau. Une école de jeunesse comme on apprend à marcher, à parler, à rouler en vélo... de manière intuitive et innée, comme quand on découvre ce monde qui vous entoure et qu'on veut et on doit intégrer...

L'homme est devenu érudit, meneur d'hommes, a une diction parfaite et une addiction corps et âme à son métier : le cinéma. "On ne peut mener de front une vie de famille et de réalisateur"

témoigne-t-il. Les femmes comptent peu dans sa vie, hormis peut-être celles de Pigalle ? Et on n'en voit qu'un minimum dans ses films. Ou alors ce sont des héroïnes comme Mathilde (Simone Signoret) dans ce film...

Quand on connaît sa biographie , on n'ignore pas que celui-ci avait la nostalgie du temps où il était militaire, une fonction virile, plus ouverte aux hommes qu'au beau sexe à l'époque.

Le courage, l'altruisme, le don de soi étaient des qualités qu'il affectionnait...

C'est dire que le livre éponyme du film de Joseph Kessel ne pouvait le laisser insensible car il illustre une part de la vie de Melville lui-même résistant, et qui a perdu son frère aîné dans des circonstances bien proches de celles des martyrs de ce film.

Pour qui le connaît bien, le réalisateur est un perfectionniste... Quand il conçoit un film, il s'isole, travaille dans le noir absolu, et si ça ne suffit pas se masque les yeux. Chaque plan est prévu, millimétré et rien n'est laissé au hasard. Il sait aussi s'entourer des meilleurs....

Et sur le plateau de tournage, le Docteur Jekyll se transforme en mister Hyde : il terrorise, maltraite plus d'un acteur...

Toujours ce sens militaire de l'obéissance aux ordres comme à l'armée.

"Encore un film sur la guerre" ont dû se dire les spectateurs quand est sorti ce film... assez inopportunément en 1969 : une année auparavant, on avait frôlé la guerre civile en France

et celle-ci aspirait plutôt à une période de répit que de souvenirs d'agitation...

D'où un succès très relatif ( 1 401 822 entrées en France) relatif compte-tenu de la qualité de l’œuvre. Obtenant quand même une 18° place au box office l'année où Léone triomphait avec "Il était une fois dans l'Ouest"

Je ne vous raconterai pas (comme d'habitude et comme d'autres le font) l'histoire, mais c'est plus un film sur d'obscurs héros de la résistance qu'un film de guerre.

Avec des photos atroces de prisonniers mutilés sous la torture. Pas de batailles, de divisions blindées, mais des exploits individuels, une résistance héroïque de David contre Goliath. Un peu en 2022 comme l'Ukraine face à Poutine...

L'histoire (avec un grand H aussi) ne se regarde pas : elle se vit, et les plus de deux heures de projection sont loin d'être lassantes ou fastidieuse à suivre. Elles sont dures, dramatiques, genre où Melville excellait, un peu comme sa propre vie...

A cette époque en effet, le réalisateur était le seul à s'être construit en 1955 ses propres studios "à domicile", rue Jenner à Paris ce qui lui permettait d'y descendre de nuit pour préparer les tournages du lendemain... Lorsqu'un incendie s'y déclara en 1967 le ruinant en partie, n'épargnant que son bureau et pas les petits oiseaux en cage...

A l'époque, les liaisons électriques n'étaient pas normalisées, mais plus ou moins "bidouillées" en fonction des nécessités des tournages.

Passéiste comme il se qualifiait, c'est là que Melville écrivit ce film, dans un lieu devenu aussi dramatique pour lui... Il n'y a dans cette réalisation, que très peu de scènes de studios, et il a dû se résoudre à aller les tourner dans ceux de Boulogne...

Le casting est une pépite des meilleurs acteurs du moment, même si Lino Ventura n'en conservait pas le meilleur souvenir de tournage (les deux hommes ne se parlaient plus depuis l'enregistrement du deuxième souffle. Peut-être la circonstance a-t-elle aidé à cette apparence de mauvaise humeur que traîne le comédien sans avoir à se forcer ?) mais aussi d'autres excellents comédiens comme ... Meurisse, Crochet, Signoret, Crochet, Barbier (l'homme du Picardy) Reggiani (...) on cherche en vain la moindre fausse note dans cette portée d'acteurs...

Anecdote rarissime : le colonel Passy de l'aventure était "pour de vrai" André Dewavrin, le patron de Melville à Londres durant la guerre et joue donc son propre rôle.

Et tant qu'à parler musique, dans ce domaine aussi c'est la perfection : c'est la première tentative de Eric Demarsan (83 ans de nos jours) qui lui ouvrira les portes du succès pour l'illustration de films ultérieurs : quasiment un par an jusqu'en 2016... Mais contrairement à ce qu'on peut supputer, ce n'est pas lui qui a écrit celle des "Dossiers de l'écran", émission TV culte à l'époque.

On ne pouvait faire meilleure illustration sonore pour rythmer le récit, et le travail a dû être lui aussi important.

Tout ceci commence d'ailleurs en triomphe comme l'arc en haut de l'avenue des Champs Elysées qui sert d'introduction au film : une entorse à la tradition voulant qu'aucun militaire en tenue étrangère n'y défile désormais...

Le son, les décors, témoignent du même souci de fidélité : les tractions et autres voitures d'époque ne semblent pas sorties d'un musée après remise en état neuf, le bruitage intervient à point nommé, seules certaines pluies semblent un peu trop artificielles si on veut vraiment pinailler.

J'ai été chanceux : la version que j'ai vue a été restaurée sous les conseils de Pierre Lhomme qui était le photographe du tournage... Un des plus grandioses, et des plus coûteux mais Melville ne savait pas se contenter du mesquin...

Comment conclure autrement ce chef d’œuvre qu'en citant ce que Melville affiche lui-même à son générique : "Mauvais souvenirs, soyez pourtant les bienvenus, vous êtes ma jeunesse lointaine !"

France 3 le 02.06.2022- Arte le 06.03.2023-

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le 5 mars 2023

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