La réalité est-elle celle qu’on croit ? Les fous de notre réalité seraient-ils les fous d’une autre ? Notre vie n’est-elle pas déjà écrite ? Avons-nous un but, une destinée rédigée par autrui ? Tant de questions que nous pose L’Antre de la folie, film des plus perturbants de John Carpenter. Perturbant à plusieurs titres mais notamment pour nous, êtres humains du XXe et XXIe siècle, habitués à tout rationaliser, à tout mettre dans des cases, les cases fiction et réalité. Pétris par la philosophie cartésienne, nous avons tendance à penser que ces deux entités ne sont définitivement pas associables. Guillermo del Toro avait tenté ce pari fou de les associer dans son film Le Labyrinthe de Pan mais pour montrer un constat simple, on ne peut pas les mélanger, parce que la réalité est la réalité, et la fiction, la fiction. Aux yeux de del Toro, seuls les enfants avaient cette sorte de magie de pouvoir jouer avec la réalité et la fiction en même temps. Et bien voilà, Carpenter est simplement un grand enfant. Il réussit à rationaliser la fiction et à fictionnaliser la réalité, à remettre en cause les notions de folie et d’harmonie de la santé psychique. De quoi nous faire entrer dans l’antre de la folie.
John Trent est un déceleur d’arnaque, un cartésien dans l’âme, un type qui voit les coups fourrés et à qui on ne l’a fait pas. Son assurance lui demande un jour de s’occuper de l’affaire Sutter Cane, romancier d’horreur à la mode qui a disparu sans réellement laisser de traces. Accompagner de l’attaché de presse de l’écrivain, il part à sa recherche. Lui le rationnel, celui qui voit la réalité comme un fait immuable, absolument indissociable, va petit à petit glisser dans un monde d’horreur, un monde, ou plutôt les pages d’un livre, et va voir sa réalité totalement perturbée, car la réalité n’est en fait plus la sienne…
La puissance de ce film réside dans la progression, une progression vers ce que l’on sait déjà, grâce à de nombreuses annonces. Comme tout est déjà écrit, tout est déjà su du spectateur qui n’a plus qu’à attendre l'événement, et à avoir peur. Ceci ne fait qu’entretenir le sentiment d’angoisse permanent qui plane sur tout le film. À mesure que John Trent s’enfonce dans son univers et que des visions d’horreurs issues de ses lectures interfèrent avec sa perception de la réalité, on se dit que Carpenter est bien parti pour « réfléchir » à distance les ressorts de son genre de prédilection, le fantastique, de là à imposer une forme d’ironie, fine. Que l’incrédulité de John Trent, qui rationalise les dérèglements horrifiques du réel, permette à Carpenter de critiquer les phénomènes de masse, l’emballement médiatique et la littérature de bazar, soit. Mais qu’au contact des monstres, réels ou fantasmés par son héros, le cinéaste réactive et, à terme, réhabilite les mécanismes primitifs de la peur, voilà qui enrichit et qui fait subtilement se dépasser l’ironie et la convertit en un geste de croyance. Chez Carpenter, on peut tarder à voir le Mal en face, mais il n’est rien de pire que de se refuser à le reconnaître. Et ce refus de reconnaître, on peut simplement le voir comme un problème de représentation. On toujours voulu représenter le mal de manière rationnelle, comme Trent. Le mal ici est indescriptible, innommable. Et c’est là qu’interviennent les influences lovecraftiennes et d'Edgar Poe. Ce sentiment que les maux sont tellement monstrueux, qu’ils ne peuvent être représentés par l’homme, mais par le monstre lui-même, et le monstre, c’est Cane, le nouveau Dieu, créateur de la réalité. Cette progression, c’est donc la progression vers la folie, qui n’est pas réellement folie, enfin on ne sait plus trop. Parce que la force du film, c’est aussi transporter le spectateur dans cette torsion de la réalité, le rendre un peu fou également. Cette imperceptible torsion de réel qui signale que, définitivement, quelque chose a changé, que l’air s’épaissit, qu’un mal nous entoure – mais lequel ? Si l’enjeu du film est de suivre un héros sombrant dans la folie, la question qu’on se pose est celle des signes avant-coureurs, car la folie du film réside aussi dans les annonces comme dit précédemment : quelle est l’origine du mal ? Et c’est justement par sa mise en scène du passage dans cette folie, cette progression, que Carpenter parvient à enfouir cette question dans une boucle fascinante, fermée sur elle-même, qui nous dit : la folie était déjà là, partout, larvée dans les moindres recoins du décor.
La folie est dans l’annonce mais pas seulement. En effet nous sommes dans la tête d’un homme qui petit à petit devient fou. Alors il y d’abord des signes avant coureur, symbolisés par ces bribes d’images horrifiques, qui n’ont rien à voir avec le récit, et qui apparaissent de manière presque subliminale. Puis il entre dans une forme de cercle. Il y a de la répétition, qui entraîne une hystérie, une folie. Il est enfermé dans cette boucle. Il n’y est jamais entré, il n’en sortira jamais, il y toujours été et y sera toujours. Mais il s’en rend compte, et cela le rend fou. Et enfin, il y a l’aspect très elliptique du film, qui ajoute au climat d’angoisse. Le héros va de case en case, comme dans un jeu de société. Il est un pion transporté dans chaque scène sans transitions.
Carpenter nous dit en fait ceci: vous n’avez pas peur de l’inconnu, vous avez peur des représentations que vous en faites (représentation de la mort, de l’horreur,...). Mais une chose est encore plus effrayante que ces représentations. Au contraire ces représentations sont plutôt un moyen de se rassurer, de rationaliser ce qui n’est pas rationnel. La vraie peur, c’est l’impossibilité de représenter cet inconnu, ici l’horreur absolue. C’est l’indicible qui est effrayant, qui rend fou, pas l’inconnu.
En brassant de nombreux thèmes qui effraient (schizophrénie, folie, l’apocalypse, la perte de la liberté, etc…), Carpenter nous offre son oeuvre la plus ambitieuse, la plus aboutie, la plus folle. Il pousse dans ses derniers retranchement le genre fantastique, cherche sans cesse à innover, et arrive à une sorte d’aboutissement de ses recherches. Il ne cesse d'enrichir cette structure. Que ce soit par une construction spatiale, par l'éclairage ou simplement par un plan fixe, les variations sont multiples, les inventions continuelles. A la fin du film, Trent regarde l’apocalypse, ou en fait son histoire au cinéma. Des images du film passe totalement dans le désordre, comme pour montrer au spectateur qu’il n’a vu qu’un point de vue de la réalité, et remettre en cause sa vision de la réalité.
Alors on sort du film, perdu, on s’allume sa clope, on la regarde, fixement, on se pose toutes les questions sur cette cigarette, sur la fumée, on vérifie si elles sont bien là. On profite encore pendant quelques temps du goût de la folie, remplacé petit à petit par celui du tabac. C’est fini. J’étais fou.