Kid Sentiment est un film profondément encré dans le mouvement du cinéma direct, mouvement apparu au Québec dans les années 60, appelé aussi cinéma vérité, qu'on pourrait rapprocher à la Nouvelle Vague en France.
Ainsi, c'est un film dans la même mouvance que Le Chat dans le sac, autre film québécois de la même époque.
Le film est un délire permanent, parsemé de loufoquerie, d'humour, qui rappelle le cinéma de Cassavetes, et plus particulièrement la profonde liberté, le délire, l'improvisation, le je-m'en-foutisme de Faces.
François et Louis, la vingtaine, sont deux zigotos excentriques, plein de thunes, coupe au bol et lunettes rondes, qui jouent de la guitare et chantent à tue-tête. Deux casses-couilles qui passent leur temps à faire des blagues, à se marrer comme des enfants, à faire n'importe quoi.
Ainsi, ils suivent deux jeunes filles dans la rue, qu'ils tentent d'amadouer en les collant à pas de loups, deux ratés à côté de la plaque qui ne savent pas comment faire autrement.
Ainsi de cette filature clownesque, ils finissent par sympathiser tous les quatre et se retrouvent chez l'un des deux, grande maison vide, où ils pourront se saouler toute la nuit.
Mais ça ne se fera pas. Et c'est en cela que le film éclate, réussi le mieux, rame en permanence avec ses personnages, de pauvres ratés qui chahutent en permanence, deux égoïstes incapable de communication. Les quatre se tiennent tous les quatre, et les deux jeunes paumés chahutent, chahutent encore, font des blagues à tire-larigot et finissent par ne même plus se préoccuper des deux filles. Ainsi, la scène est burlesque, profondément pathétique, drôle, le film rame sur lui même, cela rappelle ainsi l'humour déjanté de Singapore Sling de Nikos Nikolaïdis, ou des Idiots de Lars Von Trier, tournés tout deux près de 40 ans plus tard.
C'est fou, magnifique, spectaculaire. Ça n'a pas de mots. C'est jouissif, profondément vrai, lucide, perspicace.
Ainsi ce qui est dit ici, ce sont les sentiments qui n'osent pas se dévoiler, alors il y a l'humour pour cacher tout ça, la pitrerie, la chamaillerie, et l'égoïsme. Les deux filles alors restent seules dans leur coin, à se demander que faire.
Deux poupées qui attendent l'acte, c'est-à-dire coucher.


Alors comme ça, sans qu'on s'y attende, sans qu'on est rien demandé à personne, le réalisateur s'adresse soudain aux quatre personnages, ainsi acteurs puisqu'ils sont eux. Démolition du quatrième mur. Désacralisation du rapport spectateurs, personnages. On est ici pendant un bref instant en plein dans le documentaire. Avec les acteurs qui jouent en même temps le rôle de personnages, et le réalisateur en hors champs, qui les bombardent de questions, des remarques sur leur improvisation. Cette perte totale des sens, des repères, est foudroyante.
Le désir du réalisateur à filmer la vie comme telle, le plus proche de la réalité, des êtres. L'improvisation totale comme fil rouge d'un film.


Jacques Godbout : "Ce qui se passe, le problème, c'est que les deux filles essayent de jouer le jeu mais vous, vous restez toujours complice, jusqu'à vous foutre carrément de la gueule des filles. Dès qu'on redémarre une scène, vous vous mettez tout le temps tous les deux ensemble, contre les filles. Est-ce que c'est pas un système de défense, alors vous vous mettez à blaguer ? Si on regarde les rushs qu'on a fait hier, y'a rien, rien, rien, qui vous préoccupe jamais. Hier par exemple quand on a fait la scène avec Michelle, je t'ai dit que tout ce que je voulais, c'était juste un peu de tendresse et qu'est ce que tu m'as répondu ?"


François : "Je sais pas c'que sais, j'ai jamais fait ça. Mais c'est vrai, y'a pas de tendresse, y'en a pas."


Jacques Godbout : "Et vous savez ce qui a tué la tendresse ?"


François : "Ce qui a tué la tendresse ? C'est l’individualisme."


Michèle : "Tu sais là, dans le scénario tu dit qu'on est supposé coucher ensemble. Comment veut-tu sans la p'tite tendresse ? En une nuit comme ça, tendrement, y'a pas de sentiments quoi, on s'aime pas.
Ce que je vois de la jeunesse sexuelle, c'est que y'a un vide quelque part, y'a un vide partout. Y'a quelque chose qui est arrivé là, on rit de la tendresse maintenant."


On pourrait aussi comparer Kid Sentiment à bien d'autres choses. On pourrait faire le parallèle avec Les Tricheurs de Marcel Carné, qui relate le monde de la jeunesse des années 50, film qui a fait scandale à l'époque (car voir la belle jeunesse se débaucher, forniquer, danser et écouter du jazz à fond la caisse, s'éclater, ce n'est bien sûr pas possible, hein !). Les Tricheurs, film d'une poésie fulgurante, d'une magnifique vivacité, d'une époque qui danse à plein feux sur du jazz, du blues, et c'est beau. Ainsi, dans ce même film, est dépeint la cruauté de toute une jeunesse, du manque de sentiments, de dire. Alors on boit, on se saoul et on danse.


Ainsi il est foudroyant de remarquer que la jeunesse reste la même, partout, à toutes les époques. Que ce soit dans les années 50, 60 ou de nos jours, il y a cette pudeur des émotions. Que ce soit dans les années 50, 60, ou de nos jours, la jeunesse fait la fête pour ne plus penser. Est-ce qu'on peut dire que cette perte de la jeunesse, cette débauche, cet enfouissement des sentiments est nettement plus présent de nos jours, avec Internet ? Voir ici un petit court-métrage qui traite de ce sujet avec un brin de pathos mais avec beaucoup de vérité.


Kid Sentiment est ainsi une magnifique fresque sociologique sur la jeunesse des années 60.
Puis après, vers la fin, très furtivement, on y voit le réalisateur qui passe, qui rappelle que lui aussi peut-être l'un des personnages du film, rappelle la désacralisation du quatrième mur, de l'écran séparant le spectateur. Buster Keaton en parlait déjà en 1924. Fascinant.


Vous pouvez voir Kid Sentiment en toute liberté sur le site de L'Office nationale du film du Canada.


=> A retrouver sur mon blog

Lunette

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