Comment un des grands pionniers du cinéma, qui avait su donner auparavant quelques pépites d'efficacité avec quelques-uns de ses courts-métrages, qui montrera, dès l'année suivante, une maîtrise aussi bluffante de la narration et de la technique dans Naissance d'une nation (en n'oubliant pas, tout de même, de souligner que l'histoire et le discours de fond de ce film sont à gerber !), qui sera capable de mettre en scène un suspense, n'ayant rien à envier à un Hitchcock, lors de la séquence de l'exécution de la partie contemporaine d'Intolérance ou durant l'impressionnante scène du lac gelé dans À travers l'orage... bref, comment a-t-il pu donner une telle purge en tant que premier long-métrage ?


Passe encore que les Juifs de Béthulie ne semblent qu'avoir que deux pauvres puits pour les approvisionner en eau, passe encore que leur population entière semble toujours composée de quelques dizaines de figurants, que la ville entière se résume à deux allées. Là, on peut sortir l'excuse du manque de moyens. On est très loin du budget d'Intolérance, donc ça peut se comprendre. S'il n'y avait eu que cela, le résultat aurait pu être bon malgré tout.


Mais ce qui passe moins, c'est d'abord l'absence totale de maîtrise de l'espace et du temps. Les Assyriens débarquent avec toute une armée et les Juifs ne le remarquent qu'au tout dernier moment ? Ces derniers parviennent à s'enfermer dans leur forteresse alors que leurs poursuivants sont juste deux mètres derrière eux ? Point de vue temps, on n'a pas d'ellipses bien mises en évidence. Par exemple, on a le sentiment que les assiégés viennent à manquer d'eau au bout d'un quart d'heure derrière leurs murailles.


Ce qui passe moins aussi, c'est la consistance des personnages et la manière dont est racontée l'histoire.


Holopherne est censé être l'antagoniste de l'histoire. Or, à part s'affaler sur son canapé, comme un ado jouant sur sa PS5, on ne le voit pas foutre quoique ce soit. Pour dégager une sensation de menace, on a vu mieux comme méthode. En plus, pour l'endormir, lui qui devrait incarner tout de même l'idée que l'on peut se faire d'un gros dur impitoyable qui doit tenir des beuveries de gros malade tel un grand chef guerrier, il suffit d'un seul verre de vin (même moi, je tiens mieux l'alcool, c'est dire !). Cela pourrait fonctionner s'il avait été montré, par exemple, que la protagoniste avait versé un somnifère, mais que dalle.


L'héroïne tombe amoureuse du type qu'elle va décapiter. Très bonne idée, il y a de très grands films avec l'histoire d'une femme qui doit sacrifier l'homme objet de sa flamme pour servir une cause, mais là, ça ne fonctionne pas. D'abord, lors de la scène de leur première rencontre, il n'y a absolument rien qui met en évidence que chacun ait été touché par une flèche de Cupidon. Ensuite, si je crois au coup de foudre, je ne crois pas à celui d'une femme qui s'éprend au bout de deux secondes d'un gros bourrin pas beau, n'en branlant pas une sur son canapé.


On a aussi une autre romance, avec deux autres personnages, qui est présentée vite fait au début.


On comprend vaguement, dans la confusion bien chaotique qui règne dans la manière dont est mené ce récit, que la jeune fille se fait capturer par les méchants. On se dit que l'on va avoir le droit à des scènes de la pauvre jeune fille martyrisée par ses bourreaux ou bien à des scènes avec le jeune amoureux qui va pénétrer dans le camp avec difficulté, tension de ouf en supplément, pour libérer sa bien-aimée.


Euh, déjà, ils seront totalement occultés jusqu'aux dernières minutes du film. En dehors des deux premières minutes et des deux dernières, on ne les voit pas du tout. On se demande bien pourquoi Griffith a créé ces personnages, si c'est pour servir à rien. Et quand enfin, ils réapparaissent, c'est lors de la courte séquence d'un incendie qui sort de nulle part, avec le jeune homme qui débarque d'on ne sait où, pénétrant chez les ennemis, comme dans un moulin, pour sauver des mains de ses ravisseurs la pauvre captive. À part dans la dernière saison de Game of Thrones, j'ai rarement vu une telle négligence pour ce qui est des déplacements des personnages. D'ailleurs, tout l'ensemble est contaminé par ce défaut.


Autrement, à un moment, on ne sait pas si les Juifs savent ou non pour la décapitation. On ne voit pas Judith leur signaler son acte (en plus, c'est bête, car cela aurait pu donner un moment sacrément badass, Judith montrant la tête de l'ennemi à son peuple !), donc savent, savent pas... on s'en fout...


Le très gros problème de ce film, qui est en très grande partie responsable de ses défauts selon moi, c'est qu'il ne dure qu'une heure et que le réalisateur voulait placer un maximum de choses sans jamais les exploiter vraiment. Il y avait très largement matière à une œuvre beaucoup plus étendue. Ce sujet biblique (oui, parce qu'il est évidemment biblique !) aurait été digne d'une longueur au moins double, avec une mise en scène digne de l'incroyable partie babylonienne d'Intolérance.


En résumé, cela constitue un superbe potentiel gâché d'une façon déplorable. Impossible de croire qu'on ait affaire à du D. W. Griffith.

Plume231
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le 26 mars 2024

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