Téméraire et inconscient, le décortiqueur de ce film l’est assurément, lui qui cherche si possible à éviter ce qui arriva au mauvais critique dont l’impudence porta trop haut la philosophie du tueur en série. Par six traits, il tente de percer le mystère d’un film totalement égocentrique mais néanmoins généreux : une merveilleuse donation de soi au monde.

Roma Moretti

La plus belle ville du monde. Pas de Colisée, de place Saint Pierre ou de ruines millénaires, la découverte en toute simplicité – à vespa - d’une ville vivante.

Un film musical (à propos d’un pâtissier trotskiste)

Je ne crois pas connaître d’autres exemples d’un film si bien articulé par la musique. Dès les premières minutes, le rythme de Batonga souligne l’ombre des tunnels que parcourt l’homme à vespa. Certaines musiques employées ne font pas partie de mes goûts ordinaires mais elles sont redoutablement pertinentes. Mieux, le ridicule ne tue pas et Nanni Moretti le sait. Il rejoint une petite fête, monte sur scène et chante le refrain avec l’orchestre. Il fait une danse de girafe en imitant Silvana Mangano. Et cette légèreté alterne avec des épisodes plus sombres. Sur l’un d’entre eux, on ne pouvait trouver plus appropriée que la musique subtile de Keith Jarrett sur un piano désaccordé, rythmée de ses cris animaux, pour évoquer la figure de Pasolini, poète maudit. On suit la vespa de Moretti dans la banlieue romaine jusqu’au lieu du meurtre où trône un monument commémoratif insignifiant. La musique s’arrête et un chapitre se clos. Sur l’île de Salina, quelques instants de musique offre un répit salutaire loin du trépignement des enfants : un ferry passe au second plan et semble surfer sur la plaine tandis que Nanni Moretti se promène sur un terrain vague ; la scène est de toute beauté. Une petite ritournelle revient chaque fois que l’on change d’île, à moins que l’on quitte un ami modulant l’air de Giù la testa. Le dernier chapitre est moins musical mais la libération finale transforme un simple verre d’eau en ambroisie.

Le naïf déconcertant

Nanni Moretti, sorte de Woody Allen italien, interpelle des personnes inconnues (ou le spectateur) avec un naturel désopilant. La casque blanc, la démarche, les mains derrière le dos, la voix et les grimaces de Nanni Moretti sont indispensables à cet effet. Parfois, la musique ajoute un effet cocasse comme lorsque sur I’m your man Nanni Moretti stoppe sa vespa et aborde un conducteur. La scène la plus magique reste celle où l’amoureux soulève le soulier de la belle Jennifer Beals. Plus tard, cette naïveté servira le propos du chapitre sur les médecins et fera de Nanni Moretti un cobaye de bonne volonté.

Stromboli, Terra di Dio

Mes rêves d’enfant me voyaient marcher sur les pas d’Haroun Tazieff. Si peu auront l’audace de balayer les rêves tout en ridiculisant les forces de la Terre, Nanni Moretti est bien de ceux-là. Quel traitement ignoble réserve-t-il au pauvre Vulcain ! Quel plaisir sadique peut-il éprouver en écartant une réalité spectaculaire par la télé-réalité !

Sur l’île sauvage, l’appel de la fée électricité aura raison d’un élan vers la foi. Dieu désuet, ne sais-tu pas que la télévision vaut tous tes artifices ? Arrière, Créateur de pacotille ! Et toi, pape, ne vois-tu pas ce fou qui apporte une lanterne sous le soleil de midi ? C’est la nouvelle Trinité : Amour, Gloire et Beauté.

Ulysse a fait un beau voyage

Comme dans les aventures du roi d’Ithaque, chaque fois que Nanni Moretti accoste sur une île, c’est dans un monde à part, monstrueux, qu’il s’engage. Chaque île possède ses lois, ses charmes et ses pièges. Seule la mer est paisible. Au fond, il n’y a que sur son bateau que notre Ulysse moderne peut se reposer et écrire. Notons que Nanni Moretti est moins susceptible que le héros antique de succomber à l’île des plaisirs, du vin et des fêtes permanentes : Panarea. L'île la plus diabolique est sans conteste Salina où les enfants uniques transforment les parents en petites gerbilles insignifiantes. Quittez l'île avant l'heure du loup !

Dialogue de sourds

Triste tableau d’une médecine engloutie par la machine bureaucratique, hélas pertinent lorsque l’on constate que le corps humain - totalement dépourvu par des siècles de philosophie occidentale de la moindre parcelle de sacré - n’est plus qu’un rouage de l’administration tandis que le patient attend (c’est là sa première vertu) son tour tel un pion amorphe sur l’échiquier mathématique. Seule trouvera grâce aux yeux de Moretti une médecine traditionnelle chinoise toujours empreinte d’humanité et même, chose plus précieuse encore, d’un humour sur la chose. Levons un verre d’eau à la santé retrouvée. Miracle organique de l’eau et de la vie.

En bref, avec un budget dérisoire, en trois chapitres de trente minutes, le film le plus personnel et le plus universellement humain de l’histoire du cinéma.

Aragne-souriante
10

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Créée

le 8 août 2022

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