"Ce qu'on tourne, c'est cette expérience intime de partager quelque chose, de partager un endroit et un film". Voilà ce qu'à dit Miguel Gomes à Arte pour parler du Journal de Tûoa qu'il a co-réalisé avec sa femme Maureen Fazendeiro en plein confinement. Une double expérience du film et du tournage que j'ai trouvée très stimulante en tant que spectateur.
Partons du concept : celui d'inverser l'ordre des jours de ce mois d'août (ou de tûoa). Ce choix, justifié par les réalisateurs comme une manière de faire ressentir l'altération du temps qui nous touche en période de confinement est intriguant, et il a ses effets.
Le film débute par la scène de danse présente dans la bande-annonce. Elle est très légère, très enlevée. On veut tout de suite bouger et vivre avec les trois protagonistes. On veut leur demander leur prénom en ouvrant une bière avec eux, on veut savoir ce qu'ils font dans la vie, on veut leur proposer un jeu. Et puis la dernière image de la première scène nous remet à notre place : celle du spectateur. En effet, un plan magnifique esquisse une histoire de jalousie, une histoire que nous ne connaissons pas puisque nous ne connaissons pas ces gens. Alors laissons cette narration inversée nous expliquer comment ces trois personnages en sont arrivés là. Restons tranquille.
Mais il n'en est rien. Le film nous intéresse d'abord à la trame du triangle amoureux mais celle-ci n'occupe qu'un tiers du film, elle partage rapidement l'écran avec des activités nettement plus banales. Et puis nous nous demandons, une fois que l'histoire du triangle a presque disparu, pourquoi nous regardons ces acteurs construire une volière à papillon qui semble stupidement disparaître de jour en jour puisque nous voyons la cage finie avant qu'elle n'existe réellement. Absurde. Ensuite un personnage qu'on discerne mal apparaît au second plan et puis au premier. Qui est-ce ? Que fait cette fille là ?
Le spectateur, si son attention est captée, doit sans cesse chercher à comprendre ce qu'il se passe, ce qu'il se joue.La clé du film se trouve dans une zone où la fiction et la réalité sont mélangées, et j'ai passé un agréable moment à la chercher. Je ne peux en dire plus, mais tout cela est très ludique.
Difficile d'assimiler cette œuvre à d'autres, on pourrait tout de même essayer de la rapprocher d'Intervista de Federico Fellini pour le rapport à la fiction et au cinéma d'Eric Rohmer pour de nombreux points communs (les panneaux qui servent à ancrer les scènes dans des jours, une grande majorité de plans fixes, une comédie estivale, et quelques répliques/scènes qui n’auraient probablement pas déplues au cinéaste français que ce soit le plan où Maureen Fazendeiro parle de Pavese ou le dialogue sur les fêtes échangé à deux reprises).
Certains dialogues sont prononcés plusieurs fois, et ce n'est pas anodin. Le film fonctionne beaucoup grâce aux échos, l'exemple le plus évident étant la matérialisation de ce temps inversé grâce à un fruit que nous voyons dépourrir au fil des jours. De même, les échanges avec les mêmes mots n'ont pas la même signification pour les personnages ni pour les spectateurs s'ils ont lieu lors du Dia 21 ou du Dia 20. D'ailleurs, il ne fait aucun doute que cette langue si chantante qu'est le portugais donne encore plus de cachet au film.
Enfin, je dirai que toutes les images sont ravissantes grâce à la pellicule qui imprime aussi bien les rayons du Soleil que les lumières roses, bleues, vertes, et que la scène finale est tout simplement irrésistible.
Le Journal de Tûoa parvient à nous emmener loin des cauchemars de l'isolement en proposant un confinement placé sous le signe de la contemplation, du jeu et de la création.
Je suis sorti de la salle ce matin en me sentant parfaitement bien, en me disant que c'était vraiment tudo bem.