Film sur-médiatisé à cause des menaces potentielles de fusillades aux États-Unis, déjà hissé au rang de chef-d'oeuvre par beaucoup en se basant sur ses premières bandes-annonces, récompensé comme meilleur film au festival de Venise, "Joker" est un film qui fait sans conteste parler de lui. En vaut-il cependant bien la peine ?


Sans être une grande fan du personnage du Joker, j'apprécie assez le rôle qu'il tient dans l'univers de Batman. Celui d'agent du chaos, charismatique, fou mais toujours en contrôle de ses émotions, avec une claire vision de ce qu'il cherche à accomplir, même si cela n'a pas de sens pour nous. Le Joker de Nolan en représente le meilleur exemple au cinéma, avec un Heath Ledger admirable dans le rôle et qui a réussi à l'adapter à notre réalité de manière crédible et même magistrale.


Le "Joker" de Joaquin Phoenix prend une autre voie pour insérer le personnage dans notre réalité, finalement beaucoup plus traditionnelle et prévisible, très loin de l'exubérance contrôlée du Joker de Ledger et les mystères qui l'entourent. On suit dans le film de Todd Phillips (Old School, Starksy & Hutch, The Hangover) la chute d'un homme souffrant de profonds troubles mentaux, qui a déjà été visité une institution et qu'on a ensuite renvoyé dans un monde en proie au chaos et sans structure de soutien adaptée à sa condition. Petit à petit, au gré des mauvais traitements et des révélations, il s'enfonce peu à peu dans un cercle infernal où il juge qu'il est plus simple de s'abandonner à ses pulsions violentes plutôt que de tenter de les contrôler. Une de ses actions en particulier trouvera un écho médiatique puissant parmi une large part de la population et entraînera des changements violents dans la société.


À mon niveau, à aucun moment je n'ai été mal à l'aise face aux propos et aux actions du Joker. Arthur Fleck m'apparaissait dès le départ voué à se perdre, sans porte de sortie possible, et ce n'est pas juste à cause du titre du film. Une personne aussi perturbée et isolée ne pouvait connaître qu'un destin sombre, surtout dans une société autant en déclin. Finalement, on attend juste le moment où il va basculer, inévitable car son destin était scellé dès les crédits de début. En soi, ça aurait pu être intéressant, assister cette descente aux enfers d'un homme qui part avec tous les désavantages du monde et qui ne trouve une raison de vivre que dans le chaos.
Le problème cependant dans le point de vue adopté, c'est qu'il ne trouve pas sa propre voie en fuyant les conventions de la société, ou en se plongeant dans la folie jusqu'à oublier son humanité et ce qui le rattache aux autres.


Non, "Joker", à son coeur, est une histoire de vengeance.


En effet, il se venge des hommes d'affaire qui le tabassent dans le métro en les flinguant et en poursuivant le dernier qui s'enfuyait. Il tue de sang-froid sa mère sur son lit d'hôpital pour se venger des mensonges et des conditions de vie qu'elle lui a "imposé". Il poignarde l'homme qui a contribué à lui faire perdre son emploi en lui donnant une arme qu'il ne pouvait pas posséder lorsqu'il vient lui rendre visite. Il tue le présentateur en direct pour l'avoir humilié à la télévision en diffusant son spectacle de stand-up. À la fin, il se venge de la société en devenant un sujet d'adoration et d'admiration lors des émeutes, lui qui se sentait toujours invisible.


Dès lors, Joker devient au final juste un frustré comme un autre, qui décharge son malheur et son mal-être sur les gens autour de lui, se souciant peu des conséquences. C'est là que le message me semble plus dangereux, car sa situation pourrait s'appliquer à beaucoup de tueurs de masse aux États-Unis, qui ont débarqué un jour dans leur lycée, leur lieu de travail ou autre endroit public armé jusqu'aux dents. Ce n'est pas un personnage de comic avec des réactions exagérées, mais une personne bien trop crédible et réelle. Un profil qui ne s'applique pas qu'à un cerveau en proie au chaos et au mal. De plus les actions de Fleck ne sont jamais réellement condamnées dans le film. Pire, il est récompensé par l'admiration lors de la scène malaisante sur la voiture de police. Malaisante car il y a une espèce de glorification de son être, qui ne rencontre aucune opposition tout du long. Ses actions en deviennent même positives pour lui, car il devient une des figures des plus appréciées et s'élève à un niveau emblématique dans la société.
Ses actions en viennent même finalement à être justifié, parce que beaucoup trop de gens plaindront cet être perclus de troubles mentaux et abandonné de tous, et qui finalement semblent avoir de bonnes raisons de plonger si on ne prend que le point de vue tenu dans le film.


Je n'ai ressenti aucune empathie pour Arthur Fleck, mais je sais que ce sera le cas pour beaucoup. Ce qui me pose le plus problème dans le film de Phillips, c'est qu'on ne comprend pas très bien ce qui le pousse à perdre le contrôle et ce que le réalisateur essaie de nous transmettre. Est-ce la faute de sa maladie ? Son manque de soutien dans la société ? Sa nature profondément violente et vicieuse? Rien n'est clair, et c'est problématique dans un film avec un tel focus sur son personnage principal (Joaquin Phoenix est absolument dans toutes les scènes du film ou presque). On a beau le suivre tout du long, à aucun moment on ne comprend réellement son geste, à part une combinaison de problèmes mentaux et de frustrations avec sa vie. Ce qui ne justifie en rien ses actes ou le chemin qu'il a décidé de suivre. Les personnes souffrant de problèmes mentaux ne sont heureusement pas toutes des meurtriers en puissance, et tous les gens frustrés par la vie ne vont pas prendre les armes pour se venger.
Ce qui me gêne probablement surtout ici, c'est une forme de justification d'une violence plus viscérale et proche de nous, et qui trouve sa cause dans les mauvais traitements et la difficulté du personnage à atteindre ses objectifs ou à établir des connections. À aucun moment il n'y a vraiment une condamnation de ce genre de comportements violents, motivés non pas pour influer sur la société et faire bouger les choses vers quelque chose de meilleur, mais pour expulser des pulsions et des frustrations et des fantasmes de vengeance. Un exutoire chaotique, hors de contrôle du Joker, qui n'en est qu'une figure involontaire et non pas un leader.


Si il n'y a rien de choquant en surface dans le film, il y a quelque chose de perturbant dans le fond et la façon de traiter le sujet, un peu trop léger par rapport aux conséquences horribles que ce genre de pensées peuvent avoir dans notre réalité, et qui ne bénéficient clairement pas du soin ou du traitement mature nécessaire dans le film.
En même temps, en lisant quelques réactions et opinions du réalisateur dans la presse, ça ne m'étonne pas vraiment, et cela explique ce manque de discernement dans ce qui transparaît dans le traitement du film et du personnage.
Il n'y a pas de prise de position, et ce manque même en crée une, ce qui est des plus perturbants, car le film résonnera de manière très différente selon les personnes, et dans le cas de "Joker", je ne suis pas convaincue qu'il s'agisse d'une bonne chose.


Autre élément, plus mineur, que je trouve ennuyeux, c'est une conséquence de cette forme d'insurrection.


Dans les mouvements d'émeutes, un homme portant un masque de clown abat Thomas et Martha Wayne, dans la scène bien connue de la mort dans l'allée et de l'arrachage de perles. Au final, c'est le Joker qui crée Batman et non pas l'inverse, tout en déclenchant de plus une motivation de revanche envers le clown pour le futur justicier. Était-ce vraiment nécessaire ? Est-ce que ça a vraiment du sens dans le cadre du film ? Ne serait-ce pas plutôt un clin d'oeil un peu trop appuyé pour montrer qu'on est bien à Gotham et que Batman est voué à apparaître ?
Ce qui faisait la force de cette scène dans d'autres long-métrages, c'est le côté en apparence purement gratuit du meurtre, motivé seulement par l'avidité, et qui bouleversa Bruce à un niveau tellement profond qu'il cherchera un exutoire violent à sa peine.
Ici, le meurtre des parents Wayne est clairement un acte de revendication et de rébellion contre la classe des riches et des puissants, surtout que Thomas Wayne est présenté comme un gros bâtard dans le film. Batman a-t'il alors vraiment sa place comme symbole contre le crime dans ce contexte ? Est-ce que cela ne pousserait pas le jeune Bruce à revoir plutôt une meilleure façon de combattre les inégalités sociales grâce à sa fortune plutôt que de prendre la rue pour combattre les criminels ?
Difficile de définir la motivation derrière cette scène si le film reste un stand-alone, mais ça semble un peu gratuit et plus un gimmick pour rendre le Joker légitime dans cet univers.


Dans les quelques points positifs, Joaquin Phoenix donne tout ce qu'il a comme toujours pour atteindre une très bonne performance, et j'aime beaucoup toute la photographie et le travail sur les éclairages et la lumière, et la réalisation est plutôt bonne. Le film se laisse suivre facilement mais ne m'a pas laissé un impact réellement dans son contenu même, mais davantage dans ses manques et ses failles.


"Joker" se conclut pour moi comme un film trop linéaire et prévisible, peu original dans ses propos, et qui manque de maîtrise dans sa narration et la présentation du point de vue de son personnage principal, plus que discutable à cause d'un manque de prise de position plus forte de son réalisateur. Il y a un manque de réflexion qui m'apparaît, un manque de conscience qui me semble dommageable dans un personnage aussi dangereux que le Joker qui nous est présenté dans ce film.
Pas un mauvais film d'un point de vue purement cinématographique, mais loin d'être un chef d'oeuvre quand même, même si il donnera clairement lieu à des discussions et des débats sur les questions de société qu'il soulève de manière maladroite et confuse.

Therru_babayaga
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le 2 oct. 2019

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