Jean-Luc Godard, réalisateur français de renom qui marqua le cinéma à une échelle internationale et inspira de nombreux cinéastes par la suite, célèbre figure du mouvement de La Nouvelle Vague, est un cinéaste qu'il me reste à découvrir. Première incursion dans sa longue filmographie avec ce court-métrage succinct mais incroyablement poignant et impactant. J'estime à présent que le visionnage de « Je vous salue, Sarajevo » est probablement une des plus merveilleuses manières d'appréhender l'univers cinématographique, les thématiques, le style et le talent de Godard.


Sur ce court-métrage très concis, le réalisateur réussit l'improbable tour de force de proposer en deux minutes seulement une médiation cognitive et émotionnelle très intense, ce que très peu de métrages parviennent à créer en une, deux ou même trois heures. Deux minutes de poésie. Avec pour seul objet une photographie de Ron Haviv prise en 1992 durant la Guerre de Bosnie-Herzégovine, le cinéaste libère un message extrêmement puissant et chargé en émotions. Il apporte une réflexion, ou du moins, l'opportunité de réfléchir sur de nombreuses thématiques fondamentales au cœur des enjeux économiques, politiques et socio-culturels qui constituaient l'ébauche de l'« Europe » au début des années 1990.


Jouant avec les détails, Godard filme chaque partie de la photographie, chaque centimètre carré, avec de très gros plans assez lents qui se succèdent. Il semble comme chercher une réponse parmi les grains qui composent l'image. Chaque élément nous est montré dans un certain ordre, à travers une chronologie logique qui fait progressivement évoluer notre perception vis-à-vis de ce que l'on voit, de ce que l'on ressent, mais aussi de ce que l'on entend. Réalisateur et narrateur de ce bref récit, le cinéaste sublime le propos de l'œuvre par la douceur de sa voix, calme mais assurée, qui résonne dans notre tête comme une pensée persistante. Il exploite avec justesse chacune des 135 secondes qui composent son œuvre.


Jean-Luc Godard, qui affirma un jour que pour lui « la photographie montrait la vérité, et que le cinéma la montrait 24 fois par seconde », fait ici le portrait d'une vérité choquante mais bien réelle. Une vérité tangible qui peut être perçue de bien des façons à travers plusieurs interprétations, ou plusieurs grilles de lecture. Dans un premier temps, le court-métrage a pour objectif de confronter le spectateur à la réalité palpable de la Guerre de Bosnie-Herzégovine, un univers impitoyable, intransigeant, sanglant, hostile. Si humain finalement. Un univers réel qui se situe non loin de chez nous, dans une « Europe » qui tente de se construire. Ainsi est dépeinte la violence du conflit tant physique que psychologique : la folie, la cruauté, l'injustice, la perversion de l'Homme et de la société contemporaine dont il est à l'origine.


D'un autre côté, Godard nous donne une leçon de philosophie. Il nous instruit à l'aide de ce beau mais rude poème, finement écrit et subtilement narré. Il nous rappelle qu'il y a une distinction entre la culture - ici, la culture populaire et consumériste -, dite la règle ; et l'art - ici les sept dimensions de l'expression artistique reconnues depuis la classification d' Étienne Souriau en 1969, ainsi que l'art de vivre -, dit l'exception.
« Tous disent la règle » : la culture s'achète, la culture se marchande, la culture est profane (vêtements, télévisions, ordinateurs, tourisme, guerre...), la culture est banalisée et consommée par de nombreuses personnes, consommée par la majorité qui est la règle.
En opposition, « Personne ne dit l'exception, cela ne se dit pas, cela s'écrit (...), cela se compose (...), cela se peint (...), cela s'enregistre (...) ou cela se vit... » : l'art ne s'achète pas, l'art ne se consomme pas, l'art est considéré, il est sacré. L'art est abstrait et se situe au-dessus de toute préoccupation prosaïque. Il s'exprime librement à travers la littérature, la musique, la peinture, le cinéma, l'art de vivre...


Godard nous rappelle « qu'il est de la règle de vouloir la mort de l'exception ». Il sera donc de la règle pour la communauté européenne grandissante de mettre en œuvre la destruction de l'art de vivre unique et authentique qui constitue l'essence, l'âme d'une nation, pour harmoniser un continent selon des standards socio-culturels préétablis importés d'outre-Atlantique qui viendront s'inscrire dans un vaste plan politico-commercial. Il sera donc de la règle pour l'économie libérale et capitaliste de mettre en œuvre le retrait des artistes européens dits d'exception au profit d'une culture populaire globale, formatée, accessible au grand public : une culture de consommation de masse. Toute la souffrance, toute la peur, ainsi que la haine, la violence et la mort engendrées par la guerre ne seraient alors que le résultat désastreux d'un ardent désir politique et économique de fédérer - par diverses méthodes fallacieuses ne relevant pas de la volonté des citoyens des pays concernés - une future « communauté européenne ».


Godard fait ici, implicitement, le lien avec l'avènement en « Europe » d'un capitalisme libéral basé sur le modèle américain. Un système où prime la rentabilité et la capitalisation, un système où une guerre peut-être considérée comme plus profitable que la paix pour ceux qui possèdent le pouvoir. Un système où l'on s'adonne avec aisance et encouragement au plaisir divertissant du consumérisme populaire aux dépends des arts classiques, sacrés, qui délivraient jusqu'à présent la vision d'un auteur, l'âme d'un artiste, le reflet d'une époque et le visage d'un mouvement. Un système qui privilégie l'uniformité culturelle, qui favorise la consommation de masse, qui punit la déviance et se complaît à tout manipuler, marchander, commercialiser... jusqu'à l'exception, c'est-à-dire l'art, mais aussi l'art de vivre, déstructurant pierre par pierre ce qui faisait l'essence d'un pays, l'essence d'un peuple, l'essence d'une culture. L'exception devient finalement la règle, elle disparaît, elle se noie dans l'océan du formatage et se transforme en un produit de consommation comme n'importe quel autre, prêt à l'emploi, prêt à être consommé dans son bel emballage chez votre marchand de journaux.


Le cinéaste transcende la technique cinématographique pour exprimer une idée forte et complexe en seulement deux minutes. Deux minutes de poésie. Deux minutes de philosophie. Deux minutes pour prendre du recul et réfléchir sur notre existence en tant que citoyens européens, sur notre culture, sur notre histoire commune, sur nos actions individuelles quotidiennes et leurs conséquences. Deux minutes pour comprendre qu'en société nous sommes tous responsables, de par notre mode de vie propre qui n'est pas un art de vivre et ne relève pas de l'exception, de nombreux évènements, qu'ils soient joyeux ou tragiques, qu'ils nous affectent directement, ou bien seulement les autres.


Deux minutes pour observer. Deux minutes pour écouter. Deux minutes pour ressentir, pour s'émouvoir, pour comprendre...
Deux minutes de cinéma !

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le 16 juil. 2019

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