L'amour maternel ou filial est-il compatible avec une extrême célébrité ?

À supposer que la question se pose, le film vu nous en donne la réponse.
Notons d'abord que son titre n'est pas Jane et Charlotte, mais Jane par Charlotte, un portrait filmé de l'iconique Jane Birkin par sa fille, la non moins iconique Charlotte Gainsbourg, qui la connaît probablement mieux que quiconque.
Néanmoins, afin de la mettre en bobines plus précisément, elle a voulu se rapprocher encore davantage de sa mère, lui consacrer du temps, l'accompagner dans les concerts que Jane donne d'un bout à l'autre du monde, parler, échanger, dissiper la distance qui, au fil du temps et des décennies, s'était installée entre elles deux (simplement parce que c'est le cycle naturel des choses : les enfants grandissent, se lancent dans la vie professionnelle, se marient, font des enfants à leur tour et ont moins de temps pour leurs parents).

Le documentaire de Charlotte est constitué de différentes séquences : un interview initial que Jane donne à sa fille qui cherche à cadrer le projet, puis étalés sur quatre ans, des bouts ou pans de vie de Jane, la montrant dans son existence professionnelle : en concert à Tokyo ou New York au cours d'une tournée "Gainsbourg en symphonie", en train de signer des autographes ici ou là, etc. ou dans sa vie privée : moments de récréation avec Charlotte quand elles déjeunent toutes les deux dans un restaurant chic-branché de New York, puis Paris avec une visite rue de Verneuil, dans la petite maison de Serge Gainsbourg où rien n'a changé depuis son départ, pas même un mégot de cigarette, une "maison de poupée" à mi-chemin entre la boite de nuit (façon Chez Régine des années 60-70) et le sépulcre, dans laquelle Jane et Charlotte (et Serge et Kate, la fille aînée de Jane disparue dramatiquement en 2013) ont vécu ensemble pendant plus d'une décennie et où Jane n'était pas retournée depuis le lendemain de la mort du chanteur-compositeur, il y a trente ans.

La deuxième moitié du documentaire emmène Jane et Charlotte en Bretagne, dans le Finistère. Jane y a une grande maison entourée d'un beau jardin au bord d'un fleuve côtier, où elle vient se ressourcer chaque fois qu'elle le peut. La caméra de Charlotte, ou de son chef opérateur quand elle-même est dans le plan, y prend Jane, aujourd'hui 75 ans, sous tous les angles, en tenue décontractée, pas maquillée, dans son jardin, sa cuisine, son living, montrant à sa fille (50 ans déjà), que cela étonne ("après Kate", elle est partie vivre à New York avec son mari et ses enfants) et amuse, tout un bric-à-brac d'objets, de vieilleries qui sont autant de souvenirs des années enfuies. Jane est filmée jusque dans son lit, mais j'y reviendrai. Pour le contraste, on voit aussi épisodiquement Jo (10 ans), la benjamine de Charlotte.

Le documentaire brasse ou évoque, toujours de façon très pudique, beaucoup de choses. Jane vit seule depuis un certain temps, avec quelques fantômes autour d'elle. Elle était très attachée à son bulldog anglais "Dolly" (qu'elle vient de perdre). Elle aime cuisiner pour les autres, quand elle reçoit de la famille, par ex. des épaules d'agneau. Elle boit volontiers du vin (blanc de préférence). Elle connaît l'heure de certaines émissions de télé... Ma séquence préférée : celle où l'on voit la mère et la fille au lit, face caméra, murs blancs, draps blancs, tee-shirts blancs, rien d'autre. C'est pour moi le temps fort du film, l'heure de vérité. Jane va au fond des choses plus qu'à aucun autre moment, déclare calmement à sa fille qu'elle peut paresser au lit jusque trois heures de l'après-midi. "Et tu fais quoi ? Tu penses à quoi ? " "À rien, absolument à rien, je regarde le plafond, je regarde les murs". Il y a des taches de vieillesse sur les mains de Jane ; des ridules autour de sa bouche. Un sourire d'indulgence tendre au bout des lèvres, Charlotte regarde sa mère intensément, amoureusement, comme si elle s'emplissait d'elle. Et sa mère lui rend son regard. Si bien que la question bêtement posée par le titre de ma critique s'évanouit. À ce moment-là, l'amour fusionnel entre Jane et Charlotte crève les yeux et l'écran. La mère et la fille sont tout à fait à l'unisson, il n'y a pas une feuille de papier à cigarette entre leurs deux coeurs.
C'est à ce moment particulièrement touchant du film que, comme un gros plouc que je suis parfois, je me fais in petto la remarque de la totale absence de livres dans l'univers actuel de Jane Birkin, que je n'ai pas encore vu le moindre bouquin autour d'elle, car enfin, quand elle déprime, seule dans son lit, à ne "penser à rien" (c'est à dire à remâcher chagrins et regrets), un bon bouquin judicieusement choisi la sortirait direct de sa mélancolie, non ? Les bouquins, ça sert aussi à ça.

C'est le premier film de Charlotte Gainsbourg. Quatre ans de travail pour un documentaire de quatre-vingt-dix minutes qui explore le lien l'unissant à sa mère, en même temps que le monde et climat dans lesquels celle-ci vit aujourd'hui.
Fixer tout cela cinématographiquement pour pérenniser, par delà le mythe Birkin, sa merveilleusement douce et gentille et unique maman, telle qu'elle est aujourd'hui... avec ses rides, quelques kilos superflus (souvenir du confinement), ses bleus à l'âme et, miracle, un charme intact. Capturer tout ça, le mettre en boite, le plus artistiquement possible, avec la fugitive pensée peut-être qu'ainsi on ne sera pas prise de vitesse par la marée du soir, si celle-ci arrive plus tôt que prévu.

Je conclus. Un documentaire avec quelques baisses de régime, mais où l'émotion va crescendo et culmine dans la dernière demi-heure, d'abord avec la séquence du lit, puis celle finale où Jane écoute au moyen d'une oreillette le message d'amour que lui a écrit Charlotte et qui se résume par la formule : Plus je te regarde et plus je t'aime. Son film est une magnifique preuve d'amour.


P. S. Au lendemain de la mort de Jane Birkin, je viens de relire ma critique et n'y ai rien trouvé à changer. Seul le titre me semble un peu indélicat dans le contexte actuel, mais je le laisserai tel quel. En tout cas, Charlotte Gainsbourg a vraiment bien fait de réaliser ce documentaire sur sa mère à 75 ans.

Fleming
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le 17 juil. 2023

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