Avec Irène, le cinéaste Alain Cavalier livre un long métrage documentaire radical traitant de l’absence de sa femme, des souvenirs et du caractère éphémère de leur relation écourtée par un accident tragique. Il l’aimait. Plus que de l’absence d’une femme, il s’agit de l’absence d’un corps, d’une âme et d’une présence que l’on sent chère à Cavalier. Un corps dont il s’efforce à entretenir la tangibilité et la matérialité, en le faisant survivre à travers la contemplation de ces coins de jardins, de ces pièces, de ces objets, inanimés et pourtant imprégnés d’un passé de vie de couple passionné.

Le film parvient parfaitement à faire ressentir au spectateur l’amour débordant que le cinéaste éprouve pour sa femme, qu’il retranscrit avec une certaine spontanéité, un recul, un sens de la légèreté et un lyrisme touchant. Le portrait d’une femme obsédée par une recherche de l’absolu est dressé. Les longues tirades, parfois même les élucubrations de Cavalier deviennent soudainement une poésie de l’instantané et des petites choses, qui évoquent la douceur relative à la tendresse de son idylle.

C’est en effet un procédé de narration et de réalisation documentaire brillant et passionnant que le cinéaste propose à travers ce film. Le réalisateur parvient à véritablement neutraliser le procédé classique de cinéma et de narration avec un dispositif intimiste, une simple caméra DV enregistrant sur bandes magnétiques et manipulée par le narrateur lui-même, un montage cut sans raccords et sans transitions, pas de musique extra diégétique ni aucun artifice quel qu’il soit, seulement une voix en prise de son directe, celle d’Alain Cavalier, et le son brut des environnements dans lesquels il évolue. Le cadre ne cesse donc de chercher inlassablement ce corps, qui demeure pourtant absent. On observe véritablement l’obsession du réalisateur pour les objets et les lieux que Irène a investi de son corps, un lit, une baignoire un canapé. On accède donc au plus profond de l’intimité du cinéaste par ce biais de réalisation, en s’immergeant dans sa caméra qui ne fait plus qu’un avec lui et qui matérialise l’expression et le prolongement de sa subjectivité. C’est l’instantanéité du dispositif et de l’écriture même du film qui caractérise ce métrage et plus largement le cinéma de Alain Cavalier, qui s'oppose à toute forme de spectaculaire en resserrant son dispositif au strict minimum.

La lecture des extraits de son journal intime tenu durant les 3 dernières années avant la mort d’Irène (1970 à 1972) constituera une sorte de fil rouge. Le film révèle une texture mélancolique sans pour autant tomber dans une dimension dramatique ou tragique au profit d’une presque insouciance et d’une grande légèreté. On devinera également le caractère presque mortifère du désir qu'éprouve le cinéaste pour sa femme, un désir de fusion et une passion si intense qu'il en viendrait à provoquer la mort de leur individualité respective pour ne former qu'un. Le sel, le vin, le danger de ces trois carnets, c’est Irène, ce sont eux qui le poussent à faire ce film.

En somme, ce film révèle l’incapacité de Cavalier à faire un film sur sa femme, il laisse transparaître le fantasme d’un cinéaste qui s’acharne à vouloir faire incarner Irène dans un hypothétique film qu’il n’achèvera pas. Irène se matérialise donc comme un réel paradoxe, une œuvre dont l’intelligence de la forme s’est imposée de par l’impossibilité de pleinement raconter cette histoire autrement que par ce journal intime.

D’une certaine façon, Cavalier parvient à capturer ces souvenirs par le biais du cinéma représentant donc par nature l’idée du mouvement, s’opposant aux photographies dont il n’a gardé que très peu d’exemplaires et qui figeraient sa femme à tout jamais. Le film parvient à immortaliser, à sauvegarder Irène et sa vitalité sans même exposer son corps ni son visage à l’exception de rares photos. Il ne reste alors à l’écran que son aura, ses mouvements, la description de son phrasé et de ses états d’âmes, les traces de son existence, comme capturés à la volée. Si selon Godard le cinéma consiste à filmer l’invisible, alors Cavalier y parvient dans Irène avec génie et virtuosité.

LawissKempinski
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le 14 déc. 2022

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