Comme on peut s’y attendre la plupart du temps avec Yuasa, ce sont ici la folie visuelle et la générosité de la mise en scène qui l’emportent sur un récit dont le rythme effréné donne la sensation d’un d’un tourbillon incontrôlable (dont le dernier plan s’en fait par ailleurs l’écho). La structure même est affectée, étant répartie en deux parties aux tempi radicalement différents : la première, dans un montage aussi fluide que frénétique, s’étend sur plusieurs années à renfort d’ellipses brutales. La seconde quant à elle, voit s’enchaîner une succession de « performances », toutes plus spectaculaires, au point de frôler la saturation, tant par leur enchaînement que par leur longueur. L’effet n’est pas sans rappeler d’ailleurs l’accumulation des strates narratives dans l’œuvre de Mamoru Hosoda – un autre maître de l’animation – le récent Belle en tête. Mais contrairement à son homologue, le traitement du récit chez Yuasa ne semble pas tant découler d’une volonté de tisser un ensemble narratif complexe, mais plutôt d’exploiter jusqu’à un point qui frise l’expérimental les possibilités de la représentation fictionnelle. L’entreprise, on peut s’en douter, est autant stimulante qu’épuisante – et comme a pu le dire Marin Gérard dans la revue Critikat, cela explique également pourquoi Masaaki Yuasa semble briller davantage dans le format épisodique de ses séries.

Ce qui me paraît néanmoins intéressant dans Inu-Oh, c’est qu’il semble acter un virage amorcé par le réalisateur avec Keep Your Hands Off Eizouken (que je nommerai KYHOE pour faire court). Jusque là, s’il semblait s’intéresser en particulier à l’élasticité et la déformation du corps – avec en point culminant le body horror cartoonesque de Devilman Crybaby – à partir de KYHOE, et ensuite avec Inu-Oh, c’est le processus créatif même qui est le sujet, et sur lequel se concentre la mise en scène. Ainsi l’animation ne se concentre plus exclusivement sur la façon dont les corps meuvent dans l’espace, ni sur la liberté de leur mouvement ; elle se fait le médium d’une incarnation. Dans KYHOE, qui relate les efforts de trois lycéennes pour produire des films d’animation, le processus créatif s’incarne dans des scènes d’hallucinations collectives, soit par pure convocation imaginaire, soit en réaction à l’effet produit par le résultat final : lors d’une projection, un spectateur voit un obus s’écraser dans la salle, ou pendant une prise de son des ondes électromagnétiques apparaissent et sont manipulées par les personnages. Dans Inu-Oh, ce sont les scènes de théâtre Nô revisitées de manière anachronique. Mais fait intéressant, si la plupart des effets semblent impossibles à réaliser (à l’époque de la fiction comme à la notre), le film ne manque pas de représenter la façon dont ils sont exécutés.

C’est là le glissement majeur : si les effets de déformation de corps et d’espace (des bras et des tables qui s’allongent pour figurer l’ampleur du mouvement dans Ping Pong, aux hypertrophies burlesques de Tatami Galaxy / Night is Short, Walk On Girl) exploitaient les moyens de l’animation au profit d’une représentation libérée de toute contraintes, participant ainsi d’une abstraction du corps comme de l’espace au profit du mouvement, ici, c’est au contraire leur matérialité même même qui est mise en avant. À l’image du protagoniste dont les membres à la difformité monstrueuse sont voués à retrouver des proportions « normales » à l’aide de performances à l’énergie débridée, le style de Yuasa semble lui aussi chercher à s’intérioriser. Moins ostentatoire, peut-être moins démonstrativement virtuose, il garde cependant toute son énergie, qu’il applique à présent à la représentation du processus même de la création. De cette manière, le film s’apparente à une scène où les où les possibles de l’art viennent s’incarner. Le choix du théâtre Nô n’est par ailleurs pas anodin : espace du seuil entre le monde des vivants et des esprits, il porte en lui la dimension surnaturelle de l’inspiration, véhiculée par des moyens purement matériels.

Bien qu’Inu-Oh soit très inégal, il pourrait bien témoigner d’une certaine maturation dans le style de Masaaki Yuasa, et – je l’espère – être un signe supplémentaire de son passage de l’expérimentation à l’artisanat.

locsi
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le 2 déc. 2022

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