Les péripéties qui conduisirent à l'existence et à la projection du film que je vis ce soir sont complexes et nombreuses. Comme l'a longuement et avec passion - c'est à dire confusion parfois - expliqué l'ethnologue qui animait la séance, Edwards S. Curtis est à l'origine explorateur et photographe. En trente ans, il a pris plus de 40 000 clichés sur plaques de verre des 80 tribu amérindiennes répertoriées. L'aspect colossal de son travail a suscité l'intérêt de nombreux universitaires et chercheurs de l'époque qui en virent la portée ethnographique. Il eut donc naturellement l'idée d'accompagner ce projet "fixe" par des prises de vues "réelles" et donc animées d'une de ces tribus, vivant sur les archipels au large de Vancouver. L'histoire de ce document filmé en elle-même est complexe. Le film rencontre un succès d'estime puis est oublié. Il est de nouveau projeté dans les années 40 dans une version de 40 minutes rebaptisées Land of the War Canoës (les "chasseurs de tête" du premier titre étant une accroche racoleuse typique du sensationnalisme de l'école pseudo-documentaire des débuts du cinéma), montrée aux descendants des tribus du film qui réagirent bruyamment pendant la séance, totalement muette puis de nouveau oubliée.En 2013, des bobines très abîmées du film initial sont retrouvées, restaurées, assemblées et une musique est composée pour donnée de nouveau naissance à une version montrable du métrage, retrouvant une durée initiale d'un peu plus d'une heure.

L'objet qui en résulte est forcément composite : parties relativement en bon état, parties très abîmées, beaucoup de changements de couleurs dans les filtres (virages différents lors du tirage), sautes, intertitres reconstitués et photogrammes fixes pour combler certains passages trop abîmés ou perdus. Quant à la musique, si une partition orchestrale a bien été recrée, la version qui passe en France est accompagnée d'un score expérimental et contemporain de Rodolphe Burger, tout en ambiances tribales, en samples de chants traditionnels reconstitués, de voix en chant de gorge inuit, de mantras rocailleux en anglais, tout en guitares saturées, etc Un croisement entre Neil Young sur Dead Man, Björk sur Medulla et le côté amérindien de formation comme Jex Toth. Personnellement j'ai trouvé ça très réussi, hypnotique, prenant et délicieusement en contraste avec les images : une mise en musique intelligente qui ne souligne pas mais propose un éclairage sur le film, une résonance. Forcément, dans la salle comble les dents grinçaient devant un choix pas forcément en adéquation avec l'attente moyenne, à savoir un score "classique" comme celui composé pour la version américaine et créditée au générique à la fin (!), ou bien une musique beaucoup plus directement folklorique que celle-ci, qui n'en est qu'inspirée.

Mais parlons du film en lui-même. Le début est laborieux car beaucoup de parties sont manquantes, et il est difficile de s'immerger dans une séquence constituées de photogrammes fixes. Le film avançant, les séquences filmées se font plus nombreuses et l'immersion est aisée. La narration est sommaire et parfois embrouillée, mais l'histoire dramatisée demeure relativement simple : deux tribus rivales, une histoire d'amour impossible, une mort, un mariage, une vendetta, la guerre, fin. Ce canevas somme toute conventionnel ne sert en définitive qu'à placer un maximum de séquences pittoresques au caractère documentaire - c'est à dire qui font du film un document et pas un "documentaire" au sens où on l'entend désormais - qui sont les moments les plus intéressants du moyen métrage. Mention spéciale pour l'arrivée du cortège de mariage en pirogue, avec des danses sur canoë très drôles (et rythmés par un beat imparable), aux diverses danses rituelles aux costumes chamarrés, aux scènes de guerre. D'autres moments sont sympas par inadvertance : un figurant qui se vautre, un jeu d'acteur plus qu'approximatif (la blessure de la flèche), etc. En revanche, si bien sûr le film est très maladroit esthétiquement et narrativement (on est en 1914, les conditions de tournages sont assez spécial et le film est à cheval entre fiction et documentaire), on sera surpris par des trouvailles et des petites inventions typiques du cinéma muet mais qu'on n'aurait pas forcément imaginées aussi tôt et sur ce genre d'oeuvre : surimpressions, filtres de couleurs, petits effets de mise en scène. Les plans sur la baleine ou les lions de mers sont impressionnants de naturalisme et en termes de cadrages. Le récit comporte des séquences de rêves filmés où des effets spéciaux rudimentaires sont utilisés, il y a un côté certes suranné mais un indéniable travail de la forme qui confirme que le cinéma des origines était d'emblée orienté vers une veine plus "Méliésienne", celle de l'artifice, du trucage, de la magie que permettait ce nouveau médium d'expression.

Au final, sur les deux volets qui composent ce film, le temps passe très vite et la fin est abrupte. Si d'un point de vue formel et scénaristique on reste dans le rudimentaire, une beauté sans âge, typique des films muets, se dégage de ces images, poésie que renforce la musique étrange et élémentaliste de Burger, et qui est rehaussée par quelques moments de grâce : ce sont des photogrammes qui surgissent, d'une fixité souveraine et d'une splendeur inouïe, immortalisant des paysages fantomatiques, des levers de soleil sur l'eau ou des éléments frôlant l'abstraction au point que l'on se demande ce que l'on voit pendant quelques instants. Ce sont aussi des bouts de pellicule fortement endommagés qui surgissent lors de scènes où l'effet produit sur l'image rencontre heureusement le fait raconté à cet instant précis : l'incendie où les rapides sont des moments étranges et violents, indescriptibles et presque illisibles où le film devient expérimental par inadvertance, par la force des choses et le travail du temps.
Krokodebil
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le 12 déc. 2013

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