Il en fallait un bon de mois avant d’oser mettre quelques mots fluets sur cette expérience inouïe. Car l’œuvre testamentaire d’Alexei Guerman suinte la fange par tous ses pores, car elle distille durant près de 3h des ténèbres terriblement dévastateurs. L’enrobage sci-fi des romanciers et frères Strougatski importe peu au final. Cette obscure lutte d’un futur passéiste entre « raisonneurs » et « gris », sur une planète lointaine, n’est qu’un vague prétexte afin de donner un semblant de structure à l’immense glaise cinématographique qui se modèle devant nos yeux paralysés. Dans une société exsangue se terrent des éclopés, des simples d’esprits et autres pourris de l’âme qui occupent chichement un espace dégoulinant de miasmes et de misères. Dans ce Moyen-Âge fantasmagorique déambule Don Rumata, un potentat local se prenant pour un démiurge et qui erre dans le purin, talonné par ses valets difformes et ses folies. La caméra gobe ses rencontres moribondes avec un peuple liquéfié, perdu et aliéné. Au-delà de ces descriptions timides, l’essentiel du ressenti échappe à toute mise en mots. L’immonde n’a jamais connu pareille mise à l’écran. Profondément palpable et magnifié, Il coule à chaque instant jusqu’à imbiber les profondeurs les plus intimes de notre esprit. De longs plans-séquences fabuleusement orchestrés se meuvent imperceptiblement de salissure en pourritures , créant un conglomérat grumeleux et pâteux aux frontières du cauchemar éveillé. La création de ce monde qui grouille est si intense qu'elle brise toute frontière entre fiction et réalité, transportant le spectateur dans une valse de souillures visuelles et sonores. C'est tout bonnement tétanisant, l'expérience est totale et dégoûtera certainement pas mal de monde. Au fur et à mesure que les personnages et les situations se liquéfient, un souffle de chagrin inconsolable et éminemment russe s’empare des images et de nous-mêmes qui n’en finissons pas de nous dissoudre dans cette incarnation organique des enfers. Car s’il questionne bien Dieu et son incapacité patente à protéger la société et à instaurer le bien, c’est bel et bien dans l’antre de Belzebuth que ce film nous projette, et y puise tout son visqueux substrat. Hors-norme.

FlorianSanfilippo
10

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le 25 avr. 2019

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