anthologie d'une relation dont l'amour dépasse la mort

/!\ attention divulgation de la totalité du film

Marusya est adolescente quand elle commence une sorte de journal-vidéo de sa vie. Elle filme ses débuts sur la scène musicale grunge et les conversations existentielles qu’elle entretient avec ses ami-es. « Russie de la déprime », elle lutte contre l'envie d'abandonner la vie au milieu d’une vague de suicide de sa génération dont ses ami-es : « J'étais une adolescente dépressive. Je ne le savais pas, je pensais que c'était juste la vie. Il n'y avait pas vraiment de psy à l'école, on n'avait aucun accès à des soins médico-psychologiques ».

Elle filme pour exprimer son filtre noir sur la vie parce qu'elle n'a pas le vocabulaire. Elle communique ses émotions à travers les images et en même temps, la caméra fonctionne comme un bouclier, permettant de prendre une place de spectatrice et d'installer une barrière à la fois mentale et physique entre elle et le réel.

Mais alors qu’elle s'était décidée à mourir avant 17 ans, elle rencontre Kirill (alias Kimi) tout aussi dépressif mais assez solide pour la soutenir lors de ses crises. Il l’aide à surmonter ce qu’il se passe dans sa vie. On les voit grandir ensemble à travers un photo montage de ses concerts, d’extraits de manifestations populaires et de scènes de vie quotidienne. Pendant une dizaine d'années, on les voit se marier, puis traverser des phases d’anxiété, d’euphorie et de désespoir mais sans jamais être coupé-es du monde. Leur histoire traverse l’époque de la Russie post-soviétique, les tranches de vie sont entrecoupées de discours de Poutine à la télévision.

Au fur et à mesure du temps, l’équilibre balance : Marusya semble peu à peu guérir de sa dépression tandis que Kimi est s'y enfonce. On comprend au fur et à mesure qu’elle souhaite faire un film, qu’elle est probablement dans une école d’art. On ressent que la vidéo incarne des perspectives de projets sérieux dans sa vie.

Insidieusement, on voit la drogue s’infiltrer dans leur quotidien et être de plus en plus présente dans les dialogues et les images de Kimi. On assiste à l’impuissance de Marusya qui utilise, encore une fois, la caméra pour s’échapper d’une réalité trop dure :

« Je voulais être là pour lui, mais toute cette situation me faisait aussi beaucoup de mal. Puis ma caméra m’a apporté la distance dont j’avais besoin, tout semblait irréel. Peut-être que filmer est devenu pour moi ce que la drogue est devenue pour Kimi - une évasion de la réalité, de tout ce qui n’a pas fonctionné pour nous ».

Le rythme du film baisse et se dissout au fil des séjours de Kimi en hôpital psychiatriques et en centre de désintoxication jusqu’à son décès inévitable qui, même si on l’attend puisque le film débute par l’annonce de sa mort, reste déchirant.


(contexte de production)

Pendant deux ans, Marusya vit son deuil puis elle finit par regarder à nouveau toutes les archives vidéo de leur vie commune. C’est là qu’elle a un déclic. Elle y voit le potentiel d’un film et une manière de sauver la mémoire de Kimi.

C’est d’abord un film sur l’amour et la santé mentale. Mais la santé mentale est en constant dialogue avec le reste du monde. Un des enjeux de ce film c’est de montrer que leur dépression est aussi nationale, politique. Knesia, l’amie productrice de Marusya, précise en interview que l’intrigue personnelle est la majeure partie du film mais qu’en effet, elles avaient en tant que militantes, pour projet de trouver un équilibre entre cette intrigue et l’aspect politique dans lequel elle se déploie.

La génération de Marusya s’est vue empêchée de s’exprimer librement, de vivre ses rêves. Dans une interview Marusya explique que les messages et les appels pouvaient (et peuvent toujours) être lus par les autorités, iels ne pouvaient parler librement que dans l’intimité du face à face avec leurs ami-es.

Tous les évènements sociaux et politiques qui se passaient en Russie ont clairement affecté cette génération, couplés avec cette censure étouffante, cette impossibilité de se projeter dans le futur et l’incapacité d’avoir une bonne prise en charge psychologique et d’être correctement diagnostiqué-es, ça les a amené à l’automédication par l’alcool et la drogue. La drogue comme automédication permet de cesser toutes ces émotions qui peuvent être trop dures à gérer mais si cette béquille ne suffit pas à court terme, elle est dangereuse.

Une des particularités du film, c’est d’avoir été filmé sur 12 ans. Ce temps de recul donne une dimension précieuse à ce témoignage. On voit la réalisatrice et toutes les personnes qui l’entourent grandir au fur et à mesure du film. C’est un très bas budget étant donné qu’il n’y a pas réellement de tournage ni d’acteurices. D’un côté, tant mieux car Marusya et son amie Knesia se sont vues bien évidemment dans l’impossibilité de collecter de l’argent en Russie, encore moins au gouvernement russe pour produire le film. Elles ont dû longuement démarcher en France, en Allemagne, en Suède, en Norvège… elles ont finalement rencontré Mario Adamson à Eurodoc à la fin de 2018 qui a été touché par le projet.

La autre grosse particularité de la production de ce film, c’est le fait d’avoir dû communiquer avec des avocats durant tout le montage du film parce qu’il y a diffusion de choses illégales en Russie. Marusya ne voulait pas s’auto-censurer. Elle a dû fuir la Russie en mars 2022 sans ses proches alors que la répression des voix dissidentes s’est intensifiée depuis le début de la guerre en Ukraine. Elle n’a pas pu distribuer ou même projeter son film en Russie alors que ça lui tient à cœur que les principalaux concerné-es puissent le voir « Il y a des gens qui sont allés en prison pour moins que ça. ».

En tous cas, ce film est touchant dans sa poésie visuelle. Il est empreint de la beauté froide et brutaliste de l’Europe de l’est mais sa mélancolie bétonnée semble pouvoir résonner dans tous les cœurs. Sur les super images de fin :

«Pour moi, cela représente l'isolement de tous ces habitants, cloîtrés dans leurs immeubles. Mais d'un autre côté, c'est dans ces immeubles que tout s'est passé. D'une manière romantique, c'est le seul lieu où notre histoire existe. Je ne sais pas trop comment le formuler.»

mimydriaz
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le 31 janv. 2024

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