Ca va être grave. Nous arrivons devant la salle où va débuter le film de Julia Ducournau. Il est 22h30, et dans cinq minutes les lumières s'éteindront pour laisser place aux publicités et autres joyeusetés que nous proposent les cinémas. Il y a la queue devant les toilettes, à proximité de la salle, mais je décide quand même de tenter ma chance. Il est tard, je suis fatigué et j'ai envie de me repoudrer le nez. C'est dingue, parce que cette expression peut représenter deux autres choses qu'un sens propre. Dans les deux cas, personne ne doit le savoir. J'ouvre la porte des toilettes, la queue s'étend jusqu'aux deux seules toilettes disponibles. Il y a ces visages blêmes face à moi, ces gens qui n'ont pas vraiment l'habitude de veiller aussi tard, mais qui viennent chercher le dernier frisson de la journée en allant voir Grave. Je décide de tenter ma chance quelques secondes, sans vraiment croire au fait que je vais continuer mon aventure dans ce sinistre lieu. En voulant prendre mon portable dans ma poche, je fais tomber un chewing-gum qui traînait dedans depuis quelques semaines. J'hésite à le ramasser. En remontant la tête vers mes nouveaux compagnons de fuites, je vois deux visages braqués sur le chewing-gum en question. Il est tard, les gens ont mangé, ils ne sont pas rentrés chez eux et ne se sont probablement pas lavé les dents. Il y a un vrai besoin de chewing-gum dans ces toilettes. Brusquement, l'un des types à ma droite se jette par terre, exactement au même moment que moi. Auparavant si effacé, il apparaît désormais transfiguré. J'arrive à choper notre sésame avant lui, le regarde droit dans les yeux et croque le trésor à pleines dents. Il est 22h35, la séance commence et nous sommes en retard. J'engloutis le parfum buccal éphémère d'un coup, et le défie du regard, transcendé par ma performance. Je défie tous les autres du regard. C'est mon chewing-gum. Nous avions tous une envie irrépressible de l'avaler, mais je l'ai eu avant eux. Je retourne auprès de mon ami.


Il est déjà entré dans la salle, les lumières sont éteintes et les BA ont déjà débuté. Je suis revigoré, ma bouche est saine et sauve, mais je sens que je me suis blessé en me jetant au sol il y a quelques secondes. Au genou. Je cherche mon ami du regard, je le trouve perdu près de moi, avec à ses côtés deux filles et une place libre. Je décide de le rejoindre dans la pénombre, mon portable allumé à la main. Il est tard, je suis fatigué et blasé de ma journée, j'ai mal à la jambe et j'ai déjà envie d'un autre chewing-gum. Les deux filles sont assises là car ça les arrange. L'une est bouclée, l'autre a un rouge à lèvres pétant. J'enjambe les deux nanas, un peu engourdi par le manque de sommeil et le manque de paquet de gomme à mâcher dans ma poche. Je manque de tomber et me rattrape sur l'épaule du dernier obstacle féminin. Elle porte un haut sombre à épaules nues, qui braque ma concentration et m'empêche de rejoindre mon fauteuil. Mes doigts écrasent sa peau, mes ongles s'agrippent et s'enlisent sous la douceur de son épiderme. Je ne réfléchis plus, et je sens le regard de mon ami et des deux filles sur moi. J'ai perdu la notion du temps. Désormais, je ne saisis plus l'épaule de cette jeune femme pour éviter la chute, mais parce que ma main semble bloquée. Je la regarde, les yeux vides, le teint blanc, un coup de chaud gigantesque m'envahit. Un hurlement magistral me ramène à la raison : c'est ma compagne de siège qui s'effondre sous la douleur de mes ongles plongés sous sa peau. Mon coeur bat la chamade, je reprends mes esprits, lève la tête et réalise que le film a déjà commencé. Sur l'écran, il est écrit GRAVE en très gros, d'un rouge saisissant, perturbant. Il vient de s'écouler un bon quart d'heures. Je suis dans l'incompréhension la plus totale.


Je m’assois sur mon siège. La petiote est avec ses parents au restaurant. Je n'arrive pas à me concentrer, mon attention est focalisée sur l'épaule que je viens de lacérer. Je m'en veux terriblement, et je m'excuserais avec tout le respect qui s'impose si je n'étais pas si timide. Elle a changé de place avec son amie, la victime de mon moment d'égarement est donc à un rang de moi. Je regarde mon ami, plongé dans le film et passionné par la bande-son. C'est vrai, elle est enivrante cette bande-son. Je n'arrive tout de même pas à me concentrer. Mon esprit est focalisé sur la gomme à mâcher. Ce n'est plus une histoire de saveur ou de senteur. Il me faut quelque chose entre les dents. J'ai besoin de remplacer ce que j'ai avalé. Je jette un coup d'oeil à ma voisine, arbore mon plus grand sourire et lui demande un chewing-gum. Elle n'en a pas. Je fais pareil avec mon ami, mais je sais pertinemment qu'il n'en a pas non plus. Je décide de stopper ma recherche car j'ai mal à la jambe, et la douleur s'intensifie nettement pendant le film. Je décide d'un moment de chahut dans le film pour toucher mon genou et mesurer l'ampleur de la blessure. Je ne sens rien. Je relève mon pantalon, de la cheville au genou, et découvre une plaie béante. Loin d'être apeuré, je demande à mes voisins si ils n'auraient pas, par le plus grand des hasards, quelque chose pour mettre sur ma plaie. Personne n'a rien, et je dérange clairement. Sans réfléchir, et parce que je ne pourrai de toute manière pas profiter du film si je ne cesse l'hémorragie, je ramène mon genou près de mon visage. Après un rapide coup d'oeil à la blessure, plus imposante que je ne le croyais, ma langue berce de salive les quelques effusions autour de la plaie. Soulagé par mon idée qui me fera sans nul doute mieux apprécier le film, je continue mon nettoyage tout en relevant mes yeux vers l'écran. Un "putain" brise alors le confort rudimentaire que je m'étais créé. A ma gauche, ma proche voisine affiche une expression de dégoût inqualifiable. A ma droite, après un bref regard vers mon ami, je réalise qu'il n'est plus du tout concentré sur le film mais sur mon visage, baigné d'une lueur qu'il ne reconnaît pas ; Evy, t'es sûr que tout va bien ? Plongé dans mes pensées et dans un film qui pourtant me passionnait, je n'avais pas réalisé ce que j'étais en train de faire depuis plusieurs minutes. Je ne me contentais plus de lécher les contours, ma langue était désormais dans la plaie, et s'enfonçait à mesure que les regards aux alentours se posaient sur moi. Désolé de ce triste spectacle, et dans l'incompréhension la plus totale, je me faisais tout petit. Néanmoins, je devais absolument retrouver un chewing-gum pour m'enlever le goût du sang qui me donnait l'impression d'avoir fumé toute la soirée dans une voiture avec des vitres fermées. Il le fallait, et je ne me sentais pas capable de quitter la salle. Je me le vais de mon siège, d'un bond, ma réserve envolée mystérieusement, et m'écriait :


Quelqu'un dans cette salle a un putain de chewing-gum ? C'est grave quand même !


J'entends une bonne moitié de la salle rire à cette intervention hors du commun, alors que le film était plongé dans une scène où le silence était de mise. Le problème, c'est que je ne rigolais pas. Je regagnai mon siège, voyant qu'aucune personne ne voulait me soulager. L'amie de ma voisine - celle dont j'avais ruiné l'épaule, était partie rejoindre une place devant nous. J'inspirais la crainte, et ma folie ne m'inspirait rien. Je n'avais plus conscience de la réalité ni des autres ; je devais enlever le goût du sang, ou y remédier. Lentement, je plongeai dans un sommeil de plomb, harassé par une journée de travail. Il était tard, mon ami avait à tout prix voulu que l'on aille voir ce film ensemble si tard. Le retour par le Forum des Halles puis le RER allait être sympathique. Soudain, je m'endormis complètement, oubliant le film et les événements qui venaient de se dérouler.


Un brouhaha énorme me fit sortir du prétendu sommeil dans lequel j'avais entassé mes illusions. La réalité, c'est que je ne dormais pas. Il était près de minuit, et pas une seule minute je n'avais dormi depuis mon coup de sang devant tout le monde. L'atmosphère était celle d'un attentat terroriste, je ne comprenais rien et j'étais encore dans les vapes. A ma droite, mon ami n'était plus là. Le reste de la salle s'empressait de courir vers la sortie de secours, alors que le film continuait de sévir à l'écran. Dans la bouche, un goût étrange et la sensation d'un engourdissement venaient altérer mes sens. Par hasard, et parce que je voulus moi aussi déguerpir en courant, je remarquai que ma vision était obstruée par une touffe de cheveux monumentale. La salle était désormais vide, il s'agissait de l'une des plus petites salles de l'UGC des Halles, celle à l'étage à gauche. La salle était vide, et je me rendis compte en étouffant un rire, dans une vision qui pour le commun des mortels serait qualifiée d'horreur, que j'avais une partie du crâne de ma voisine entre les dents, canines bien enfoncées près des oreilles, au niveau des tempes. Je ne ressentais plus la timidité qui brûlait toutes mes qualités à petit feu de manière générale. Je ne ressentais plus la gêne, ni la frustration. Je riais désormais aux éclats, relâchant la touffe de cheveux de ma partenaire avec un dédain certain. Il n'y avait plus personne, et plus personne ne pouvait me juger. J'avais enfin pu rassasier mon gosier comme je l'entendais, sans m'en rendre compte. La pudeur qui m'incarnait se transformait en fureur. J'étais épanoui d'avoir trouvé un moyen d'anéantir mes besoins par moi-même. Mais loin d'être repu, je prenais ma voisine par les cheveux, abaissait le dessus de son crâne à hauteur de mes yeux et arrachait des deux mains la morsure et l'amplifiait avec une brutalité qui ne me caractérisait pas. Sans y parvenir, je mordis dedans avec une seule volonté en tête : atteindre son cerveau. Ce fut le cas, dans une rage folle et meurtrière. C'était un goût exceptionnel. Soudain, je réalisai l'impensable, l’innommable, quelque chose qui percuta mon esprit comme une dent percute un délicieux poumon qui s'embrase. Il s'agissait de Bluemoon.


Tout me revint alors, tous les souvenirs et les préparatifs de cette journée si singulière. C'était une soirée spéciale entre membres de SensCritique, et le fait que ma langue vint lécher le cerveau de Bluemoon n'était pas anodin : j'étais venu avec Aurea et elle. Je me rappelle encore de la surprise, après avoir découvert qu'il s'agissait en fait de deux minettes de 19 ans, et qu'elles avaient menti à tout le monde. Traîtresses ultimes. Tout était désormais clair dans ma tête, et je m'étais fourvoyé jusqu'alors. Bluemoon avait payé cher ses nombreux messages sur notre réseau culturel. Je sentais dans le goût de son crâne à moitié chauve désormais une certaine indépendance d'esprit, mais aussi beaucoup de nerfs qui rappelaient une femme mélancolique et parfois triste. Le visage parsemé de son sang, les mains ruisselantes et la chemise pleine de cheveux de ma voisine collés au col, je pris la décision de ne plus me contenter simplement d'elle, mais de sortir de la salle pour saisir cette opportunité ultime. Je devais goûter les boyaux d'Aurea. Je devais ouvrir le ventre de Nez-cassé pour caler ma fin avec ses entrailles. Je devais déchirer les yeux de Cultural-mind, les arracher de mes mains pour voir le cinéma à travers ses yeux. J'étais dans une passion sanguinaire folle, dans une terreur indescriptible. Mes pupilles dilatées, mes bras rapides et légers comme ceux d'un oiseau, la bouche ouverte comme le plus grand des carnassiers, j'étais préparé. Préparé à réaliser l'inqualifiable : remplacer les chewing-gum essentiels au bien-être de ma bouche par tous les corps des membres de SensCritique, un par un. Il était temps de sortir de cette salle et d'accomplir ma destinée. Les listes perverses, les critiques simplistes et la fausse réputation qui pendaient au-dessus de ma tête, tout était prétexte en moi à fuir tout ce que j'avais construit sur ce site. Le film que je venais d'observer partiellement agissait sur moi comme une révélation. Puisque personne n'avait voulu me sustenter, puisque tous avaient rigolé de moi, comme ils le faisaient à chaque fois, et puisque tous pensaient que je n'étais qu'un illuminé sur ce site, j'allais devenir le meilleur de tous. En consommant la poitrine de Brune Platine, le torse poilu de Torpenn et l’urètre si délicieux d'Alex La Biche, j'allais devenir le Dieu vivant de SensCritique. Avant que la police ne me tue, il allait falloir qu'elle me rattrape. J'allais mettre ce temps restant à contribution. Le visage maculé de sang, les oreilles remontées comme un chat en pleine chasse, la bouche martelée de cervelle de Bluemoon, j'allais connaître, enfin, l'apogée de mon aventure sur Senscritique, le premier réseau culturel français.


Je sortis de la salle, et observai les alentours. Un rire, que je ne contrôlais pas, aussi sonore qu’imprévu, sorti du fin fond de mon être quand je vis ce dont je m'attendais le moins à voir. Au sol, piétinés par une foule qui avait du me fuir quelques dizaines de secondes plus tôt, et dont les les derniers vestiges résidaient dans les cris et larmes en bas de l'escalier, se tenaient main dans la main JimBo Lebowski et Gothic, leurs corps jonchés de traces de pas et de boue. Enlacés, les lèvres encore collées l'une à l'autre, symbole d'un amour trop souvent caché, révélé dans l'agonie, ils échangent un regard qui en dit long sur l'amour qu'ils se portent, et sur la nécessité de le monter à l'autre à cet instant précis. Enivré par cette découverte, et bousculé par la soif de sang qui m'anime depuis près d'une heure, je prends le temps de les observer sans aucune pudeur, mais avec un sarcasme déconcertant. Dans une brutalité morbide et insensée dont les gens se souviendront désormais, je m'élance sur eux, arbitre de leur mort, pourfendeur de leurs organes. C'est décidé, je commencerai par dévorer leurs tympans, pour qu'ils ne puissent, plus jamais, regarder Fantasia de Disney avec la même émotion. Je leur arracherai les tripes, me ferai un tout nouveau badge en imbriquant leur deux nombrils l'un sur l'autre, après les avoir vidé entièrement. Les plus bons organes des membres de SensCritique. C'est fait. Je vais devenir la star. C'est fait. Je suis la star de SensCritique à présent.


Aurea apparaît alors au loin, avant même d'avoir eu le temps de mettre à bien mes projets sur ce couple si farfelu. Je la vois. Elle me voit. Son visage d'ange s'est transformé. Elle est vide, vide de tout, et s'arrête net en me voyant. Elle cherchait sans doute sa compagne de toujours. Elle n'est plus là. Son cerveau fut dégusté par mes soins. Je la regarde dans les yeux. Elle ose enfin me regarder dans les yeux. J'ai du sang et des viscères partout sur ma peau. Je suis l'expiation de SensCritique. Elle regarde mes lèvres, mon menton, mon buste. Je la déguste, à distance, de haut en bas. Mon regard se fixe sur ses mains. Son regard se fixe sur mon regard qui fixe ses mains. Elle le sait. Je le sais. Bientôt, elle ne pourra plus jamais liker une activité ou un statut. Et elle l'a bien compris. Elle se retourne. Elle fuit. Il est déjà trop tard. Dans une quinzaine de secondes, Aurea sera le manchot le plus célèbre de SensCritique. Et je serai le roi. Celui que j'ai toujours voulu être. Le roi à quatre mains.



GRAVE


EvyNadler

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