Dans la banlieue de Tokyo, à l’aube des années trente, deux frères musardent sur les chemins buissonniers de l’école. Ryoichi, dix ans, est le plus futé : il prend les décisions et les fait respecter. Keiji, huit ans, est presque aussi grand mais bien plus faible, plus conciliant aussi. Venant tout juste d’emménager dans leur maison, ils se heurtent aux us et coutumes de camarades hostiles et méprisants. La bande maîtresse du quartier est en effet dirigée par un malabar d’au moins treize ans qui gobe des œufs d’hirondelle avant de partir au combat. Le cadet de la fratrie se serait peut-être laissé embrigader si l’aîné, avec son aisance naturelle, n’avait lui-même érigé ses propres troupes. Ils traînent, ces galopins des faubourgs, ils folâtrent et rapinent dans les rues et les bois. Chapeaux ronds ou casquettes de jockeys vissés sur la tête, vêtus de maillots rayés ou de chandails troués, oisifs, espiègles et barbouillés, emportés par le vent, ils surgissent magiquement dans cette zone désolée de la métropole japonaise. Ils ont une maman très douce et un papa plus fort et plus intelligent que tous les autres papas. Surprise : les personnages, enfants comme adultes, échappent aux poncifs du cinéma muet. Ils n’exagèrent pas la mimique, n’accentuent pas le geste, ne miment pas leurs états d’âme. Ils s’amusent à des distractions dont le rituel secret enchante. Jeux de mains, jeux de gamins, jeux de copains. Am-stram-gram et chi-fou-mi : on plane dans le tendre (mais pas si tendre) paradis des plaisirs enfantins. On est sur le point de fondre de bonheur, baigné de l’innocence retrouvée du sourire primordial, quand brusquement l’inattendu survient. Quelque chose coince et grince. Les deux frangins, si canailles et enjôleurs, se cabrent soudain. La comédie vire au drame familial et moral, pour ne pas dire social. Saisis d’un accès de lucidité précoce, les gosses accusent. Leur père n’est plus leur dieu. Il a commis une faute impardonnable : subordination à l’ordre hiérarchique, humiliation, perte de dignité. La honte. L’aîné le traite de minable, entame une grève de la faim puisque c’est pour les nourrir qu’il accepte d’être exploité. Comme dans Le Voleur de Bicyclette, l’enfant regarde l’adulte au fond de l’âme et ce regard est insoutenable.


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Au moment où il tourne Gosses de Tokyo, Yasujirō Ozu est l’un des chefs de file du shomingeki, sous-genre se caractérisant par la description des gens modestes. Il s’attache ici à cette toute petite classe moyenne d’avant-guerre que représentent les employés de bureau, et scrute le patriarcat puissant qui organise le monde japonais du travail. L’ascension dans l’échelle sociale est impossible sans de nombreux actes vexatoires : le géniteur des enfants va jusqu’à grimacer stupidement devant la caméra de son patron afin de lui plaire. Est alors éclairé avec finesse le comportement nécessaire mais pitoyable du père, pris dans le double jugement de son employeur hilare et de ses fils atterrés. Si le film procède à une remise en question des valeurs morales de la société par la contestation enfantine, les gosses n’en recréent pas moins leur propre territoire hiérarchisé, leurs propres codes, sorte de double social qui se réfère toujours à la figure parentale, obsédante démonstration de la structure qui règle la culture nippone. Ozu pose sa vision précise sur des alliances se faisant et se défaisant selon un régime alterné d’appât, de force ou d’asservissement. Les courbettes, l’obséquiosité à l’égard du chef d’entreprise, les remarques envieuses des autres salariés rappellent les rites de socialisation des gamins et concourent à donner une représentation infantilisée de la vie sociale. Pourtant ce spectre apparaît moins à travers le scénario et les dialogues que par le truchement de ce que l’on pourrait nommer la prégnance des lieux. Tristement décorée de ses poteaux télégraphiques, la route sans cesse empruntée et qui traverse des terrains vagues, dominés par quelques baraques de bois, donne la respiration profonde de l’œuvre. Quant au passage à niveau, point récurrent qui finit par acquérir un sens obtus, où se croisent le train, les écoliers, le père, le patron dans sa voiture, il ne constitue pas tant une scène résolutoire que l’espace dans lequel les caractères, les discours et le film entier se résorbent. Cette insistance du décor se rapproche déjà, par sa conception même, du futur néo-réalisme italien.


Contrainte et désespoir de la famille japonaise sous l’œil d’Ozu, célibataire endurci. Les liens du sang ont beau être arbitraires, absurdes parfois, ils demeurent indissolubles, ce qui peut être beau ou tragique, souvent les deux en même temps. C’est beau lorsque les enfants sont encore des enfants ; cela devient tragique quand ils grandissent et que ce sont les parents qui, au soir de la vie, retrouvent précisément leur clairvoyance d’autrefois. Avec son mégot aux lèvres et sa bouteille de cognac Hennessy à la main, le père exprime toute la détresse humaine. Il ne songe guère à questionner son existence décevante voire ratée : la revendication lui est un concept inconnu, et il préfère se noyer dans l’alcool de riz. "Je comprends ce qu’ils ressentent, dit-il devant la colère des garçons. C’est un problème (la soumission sociale) auquel ils auront à faire face pour le reste de leur vie. Mais mèneront-ils la même vie misérable que la nôtre ?" S’il restait des doutes quant à la réponse affirmative à cette question, ils seront levés par de nombreux films ultérieurs d’Ozu, obstinément similaires dans leur propos. Les gosses auront mûri, accepté le renoncement à des illusions égalitaires. Et le plan de bureau aperçu dans l’entreprise du père sera répété trente, quarante fois dans Printemps Précoce ou Voyage à Tokyo. Vingt-sept ans plus tard, le réalisateur offrira avec Bonjour une variation très proche de Gosses de Tokyo. Les différences entre les deux longs-métrages sont significatives de l’évolution de sa carrière. Le premier, héritier de l’école burlesque, relève d’un comique d’observation, de notations drôles et spontanées traduisant une douloureuse réalité sociale, tandis que le second développera plutôt un humour de répétition, d’amplification, de décalage, de complicité, issu d’une écriture scénaristique élaborée. Les articulations y seront plus rigoureuses, la forme plus dépouillée et soumise à la recherche d’une perfection, par rapport à cette époque muette où la dramaturgie se veut délibérément moins contrôlée. Dans le mélange d’ingéniosité et de précarité faisant la valeur de Gosses de Tokyo, une grande œuvre se trame.


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Plans fixes, objectif au ras du sol, cadrage en légère contre-plongée : pas encore complètement systématisé, le leitmotiv-Ozu place le spectateur comme devant une scène de théâtre. La maison japonaise se prête à une telle fonction, idéalement surélevée avec ses pilotis, ses caches et ses portes coulissantes qui font office de rideaux de scène. Les mouvements d’appareil, presque exclusivement des travellings latéraux, tiennent ici divers emplois : accompagnant passivement les enfants dans leurs vadrouilles ou, au contraire, construisant activement tel ou tel gag (la caméra qui s’arrête pour "récupérer" le bâillement d’un employé). Le trajet parcouru entre plusieurs personnages, ainsi qu’entre le cinéaste et son public, ne peut s’établir que "d’égal à égal". Quand il réprimande ses enfants, le père ne parvient pas à faire passer son message car il s’institue en position verticale, c’est-à-dire autoritaire. Il se tient debout tandis que les garçonnets sont accroupis : ceux-ci ne voient que deux jambes maigres cadrées à hauteur de mollet nu et des chaussettes iconoclastes tombant dérisoirement sur les chevilles. Pour qu’un échange fructueux soit possible, il faut que Ryoichi ramène son père à son niveau et, en termes visuels, le réintroduise dans le champ — celui du film comme celui de la communication verbale. Rien d’étonnant à ce qu’Ozu, chantre de l’horizontalité, ait filmé à tant de reprises voies ferrées et voyages en train (le va-et-vient des tramways devant la maison est à cet égard d’une impeccable précision dans les raccords). Le film est ponctué de calembours qui filent habilement ce refrain : pour prouver leur amitié et leur fidélité au groupe, les enfants doivent s’allonger par terre aussitôt que le leader l’ordonne ; un "bon" passage à niveau est abaissé car il retarde l’arrivée à l’école ; et lorsque le père rejoint ses fils dans leur promenade, un poteau électrique pénètre dans le champ pour le barrer verticalement, faisant aussitôt disparaître les trois personnages de l’image.


Un élément inattendu vient ajouter du piment à cette équation somme toute assez simple : l’introduction du cinéma lui-même. Il est amusant de constater que le père travaille dans une entreprise de pellicule cinématographique et que des chutes de films servent de troc aux jeux des enfants. Lors de la séance à laquelle assistent le personnel d’un côté et la marmaille de l’autre, Ozu fait explicitement part de son enthousiasme envers ce moyen d’expression et justifie le dynamisme qui animait son langage en ces premières années. Il explique (sans que cela ne relève nullement de la leçon) ce que partout ailleurs il applique : la soi-disant "magie" du cinéma est simultanément un outil privilégié de communication et un instrument formidable d’aliénation collective. Grâce à ce film d’amateur projeté dans un salon, la femme du directeur s’aperçoit que son époux est un coureur : drame ; Ryoichi et Keiji constatent que leur père est un pitre lèche-bottes : drame ; en revanche, quand le montage fait alterner des animaux au zoo dans leurs cages et les employés dans l’entreprise, tout le monde est content, personne ne reconnaît la parabole mais à son public, Ozu dit : attention. Il suggère qu’une image peut en révéler plus que toute scène dialoguée, à condition qu’elle soit filmée de la "juste" manière. Simultanément, il entérine le danger du mensonge cinématographique, de la domination du spectacle par l’écran-miroir dans lequel ce dernier se "projette" sans se reconnaître. Après tout, le coup de la caméra au plancher, ce n’est peut-être tout bonnement qu’une façon courtoise et modeste de refuser la manipulation, de rappeler au spectateur : "Moi, le metteur en scène, je ne cherche pas à t’embobiner, je reste sur le même plan que toi". Le même plan ? Ce terme est impropre : un plan au cinéma est une projection mensongère sur un écran vertical. On aura compris, nous les Occidentaux en mal d’exotisme, que le plan dont il est ici question est aussi horizontal que le tatami.


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le 10 mars 2024

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