Comme souvent au cinéma, le générique est pensé comme une note d’intention : depuis l’extérieur, séparée par une vitre, la caméra semble espionner des gens déambulant dans des bureaux. Puis quelqu’un ouvre brusquement la porte et pénètre dans la pièce dans laquelle nous semblions voués à patienter. Par ce procédé, l’air de rien, l’idée d’un interrogatoire sous forme de huis clos est immédiatement mise en scène, avant même que l’action commence : la caméra crée un espace, filme d’abord le monde extérieur avant d’être rejointe par les personnages, comme si elle (et donc nous) était elle-même le suspect attendant d’être cuisiné par ses geôliers.


Nous sommes le soir de la Saint Sylvestre, et pourtant aucune chaleur ni festivité n’émane de ces lieux. C’est la nuit, il pleut fort, les vitres dégoulinent en rideaux et le bruit de l’averse est étouffé par les cloisons épaisses de ces intérieurs bureaucratiques froids et silencieux. Les hommes ont l’air grave et fument sans arrêt. Dans cet espace intérieur, confiné et immobile de la salle d’interrogatoire, dans laquelle nous sommes enfermés pour un bon bout de temps avec les personnages, seule la mise en scène et le montage peuvent redonner vie et mouvement. Aussi la caméra alterne-t-elle intelligemment entre les « simples » champs/contre-champs et les travellings : travellings avants, pour scruter progressivement les visages et étouffer l’interrogé ; travellings horizontaux pour suivre l’inspecteur tourner, tel un oiseau de proie, autour du siège du suspect. Les discussions sont ainsi rendues dynamiques, alors même qu’elles tournent en rond un long moment et ne semblent que trop rarement progresser. Le montage nous évite d’ailleurs de ressentir nous-mêmes cette relative inertie : en intercalant des plans fixes des lieux cités, ou encore des reconstitutions de scènes clés de l’histoire ressassée par les personnages, le film s’octroie de vraies respirations hors de l’espace clos du commissariat. Ces échappées imaginaires aident à cartographier le récit, à remonter le fil avec les personnages ; et on ne sait évidemment jamais si ce sont véritablement des flashbacks ou seulement des fictions illustrant le propos tenu sur le moment, peut-être mensonger. Bref, du point de vue de la réalisation et du rythme, Garde à vue est un quasi sans-faute.


Narrativement, Claude Miller prend le parti de commencer avec un suspect largement présumé coupable – à quelques doutes près de l’inspecteur –, même s’il nie en bloc et plaide la coïncidence face aux indices se recoupant de plus en plus. Le dialogue, littéralement bien présent, est pourtant, au fond, totalement absent : d’un côté, on répète les mêmes accusations ; de l’autre, on accumule les alibis. Heureusement, en plus du montage et de la mise en scène, quelques péripéties viennent déranger ce faux-rythme qui aurait pu s’enliser et lasser : un dérapage de flic, une confession de l’interrogé, et bien sûr l’irruption de son épouse. Le film se divise donc en trois actes : d’abord, le face-à-face intense et viril entre Lino Ventura, inspecteur intègre, et Michel Serrault, suspect impassible et plein de sang-froid. L’échec du dialogue entraînera une escalade de la violence, verbale puis corporelle. Durant ce premier acte, le personnage de Romy Schneider, Mme Martinaud, est absent physiquement mais au centre de l’exploration psychologique – voire psychanalytique – du suspect, son mari, plus vieux qu’elle et avec qui il elle semble en conflit.


Dans un deuxième temps, nous quittons les murs froids et carcéraux de la salle d’interrogatoire pour un autre bureau, plus cosy, aux tons bruns et chaleureux, avec des fauteuils en cuir élégants, des décorations de Noël et une lumière tamisée. Dans cette atmosphère, l’apparition de Mme Martinaud est assez spectrale : on découvre une silhouette postée contre une fenêtre, regardant la pluie et le monde extérieur, alors que toute la pièce est plongée dans un noir nocturne et subrepticement éclairée par le clignotement d’un sapin de Noël. Lino allume la lumière, révélant le visage de Romy comme on donnerait vie à une bougie. Vient alors le moment de questionner Mme Martinaud elle-même ; et à Romy d’entrer en scène. On troque les discussions musclées des hommes pour un échange tout en patience et douceur. Romy a une voix calme et murmurée ; Lino garde les mains dans les poches, en signe de pacifisme. Le personnage de Mme Martinaud apporte un nouveau regard sur le suspect, et dès lors l’enquête prend un nouveau tournant au fil des révélations : plutôt que d’aider son mari, cette femme souhaite l’enfoncer encore plus. Contre toute attente, l’inspecteur passe de procureur à quasi-avocat du suspect, restituant ses arguments en son absence et répondant aux condamnations de Mme Martinaud par des demandes incessantes de preuves tangibles. Ce qui est fort, cinématographiquement, c’est de faire de cette scène la plus intense et pathétique du film, alors même que le lieu et l’écriture des dialogues laissent penser à un temps calme avant de retourner au front dans la salle d’interrogatoire.


Enfin, on retourne donc à l’interrogatoire de Martinaud, maintenant que sa femme a permis à l’enquête d’avancer. Jusqu’aux dix dernières minutes, on ne sait pas si le suspect est coupable, même si presque tout l’accable. Le dénouement, s’il est imprévisible dans le détail, confirme une trajectoire narrative relativement téléphonée, malheureusement, à partir de l’entrée en piste de Romy et de ses déclarations. Son intervention est paradoxalement le nœud dramatique du film, et ce qui vend quelque peu la mèche au spectateur. Si les dialogues d’Audiard sont évidemment délicieux, la structure narrative manque de malice pour garder intacte la tension et manipuler le spectateur jusqu’au bout. L’usure psychologique du suspect n’est pas assez palpable, alors qu’elle est brandie comme un ressort scénaristique important (surtout à la fin). De même, Mme Martinaud, malgré l’interprétation impeccable de Romy, manque d’épaisseur et son comportement n’est pas toujours crédible. En guise de dernier petit accroc : le personnage du scribe de l’interrogatoire, flic impulsif et en même temps caution humoristique pince sans rire du film, interprété par Guy Marchand, en fait souvent des caisses. En intervenant sans cesse dans les discussions pour y aller de son commentaire, il sert un peu de double au spectateur. Mais ni l’écriture ni la mise en scène n’avaient besoin de lui, et auraient pu s’en passer.


Garde à vue de Claude Miller est un bon film policier, qui associe l’efficacité d’une mise en scène pudique mais variée à un rythme tenu et soutenu sur moins d’une heure et demie. Un cas d’école dans le genre des huis clos français, qui a parfois pris quelques rides mais qui mérite toujours d’être découvert. Au moins pour le regard troublé de Romy, et la moue impassible de Lino.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

Créée

le 11 déc. 2020

Critique lue 340 fois

26 j'aime

Jules

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