Gainsbourg (vie héroïque) par Gérard Rocher La Fête de l'Art

Durant la période de l'occupation, Lucien Ginsburg est un petit gamin vivant à Paris. Son père tente désespérément de l'intéresser au piano mais sans grand succès, l'enfant préférant le dessin et la peinture. Avec son nez proéminent et ses oreilles décollées il se montre très affirmé, ne fait rien comme les autres, se construisant une vie particulière et surprenante. En grandissant il se met à fréquenter les pianos-bars. Là, il va faire des rencontres déterminantes pour sa vie privée, affective et professionnelle. Au fil de ses relations avec de très jolies femmes, son génie de la musique va éclater au grand jour. Mais la cigarette, l'alcool et son penchant autodestructeur lui feront commettre les pires excès qui serviront son art. Son esprit provocateur soulèvera bien des passions. Ces éléments réunis, le petit Lucien Ginsburg deviendra le très grand et atypique Serge Gainsbourg que certains détestent et que d'autres adulent mais qui ne peut faire que l'unanimité sur son art.


Quel curieux et atypique destin que celui de ce jeune homme atypique. Rien ne pouvait laisser présager une vie aussi hallucinante et semée des aventures les plus insensées. Rien ne pouvait laisser présager que ce garçon timide, complexé, au visage en "tête de chou", parviendrait au succès qu'on lui sait. Lucien, qui est né en 1928, doit bien avoir une dizaine d'années lorsqu'on le découvre tapotant sur les touches du piano familial sous le regard exigeant de son père Joseph, pianiste dans les boîtes. Sa mère Olga est chanteuse lyrique et se contente de calmer les esprits et de s'occuper de Liliane, sa sœur jumelle. Le jeune garçon est déjà attiré par la beauté des corps féminins, ce qui fait la joie de ses copains d'école tout émoustillés par les dessins de l'élève.
L'étoile jaune, qu'il est contraint de porter sur sa veste, n'entrave en rien son aplomb face aux adultes, ni son sens acéré de la réplique et encore moins son instinct artistique. L'enfant, complexé de nature, est habité dans son subconscient par cette énorme tête grotesque qui le suit sans cesse. C'est celle-ci qui le guide et lui donne cette volonté de poursuivre coûte que coûte le chemin dans lequel il s'est engagé. C'est à cette période qu'il va faire dans un café une rencontre qu'il n'oubliera jamais. Il croise en effet Fréhel, chanteuse très renommée à l'époque, et avec elle se met alors à chanter une rengaine loin d'être enfantine. La grosse tête, qui hante l'esprit de Lucien, lui rappelle qu'il est en déphasage avec le monde de l'enfance et qu'il vit dans une autre sphère. C'est alors que ce gamin déluré part avec sa famille en exil.
Au retour, il se met à jouer du piano dans les boîtes et découvre avec plaisir et soulagement qu'il ne déplaît pas aux femmes. Malgré un semblant de timidité, il a la réplique toujours aussi facile et ne recule jamais devant les aventures que lui assure sa fréquentation assidue du beau sexe. Désormais, la grosse tête s'est effacée et laisse place à "La Gueule", sorte de marionnette très caricaturale qui aiguillonne sans cesse le jeune homme. Sa conscience est en débat permanent avec ce genre de "Mr Hyde" qui l'incite insidieusement aux excès en tous genres, excès qui feront sa gloire mais le conduiront inéluctablement à sa perte. Lucien Ginsburg, devenu Serge Gainsbourg, fait la connaissance de Juliette Gréco et de Boris Vian, lequel aura beaucoup d'influence sur lui. Le sens de la provocation que lui insuffle "La Gueule" va le pousser à composer pour France Gall, dont l'apparence angélique tranche d'autant plus avec le thème ambigu et subversif qu'il a choisi : "Les sucettes". Les allusions des paroles choquent un grand nombre de personnes mais qu'importe ! Il a lancé définitivement la jeune chanteuse malgré une petite éclipse de France due à l'incompréhension de son public et confirme, par la même occasion, son statut d'anticonformiste. La rencontre avec la superbe Brigitte Bardot sera pour ces deux êtres un moment d'amour et d'inspiration pour Serge Gainsbourg, à la sensibilité à fleur de peau. Impossible de ne pas se souvenir de : "Comic strip", de "Harley Davidson" ou de "Bonnie and Clyde" ? - et pourtant l'actrice n'était pas une vraie chanteuse, elle-même étant la première à le reconnaître ! Cette relation passionnée durera quelques mois. Ensuite, il fera la connaissance de Jane Birkin, la suivra sur ses lieux de tournage, la sublimera et Charlotte sera le fruit de cette union. Les succès s'enchaîneront avec notamment le dérangeant mais remarquable : "Je t'aime... moi non plus". Malheureusement ce "Mr Hyde", qui ne le lâche pas un instant, le poussera aux pires excès et sa vie intime, ainsi que sa santé, en feront les frais. Il devient alors "Gainsbarre" et évolue dans un paradis artificiel. Cet homme aborde désormais la vie comme un funambule dans un nuage de fumée, cependant l'imagination reste fertile et son arrogance n'a d'égale que sa sensibilité. Il revient de la Jamaïque avec sa fameuse Marseillaise reggae : "Aux armes et caetera". Cela provoque l'émeute, mais il réussit néanmoins la prouesse de faire chanter ce nouvel Hymne National à son public. Le journaliste réactionnaire Michel Droit se mêlera de cette affaire, ce qui lui vaudra une réponse cinglante de la part du chanteur. Serge Gainsbourg est pris dans un tourbillon infernal, il vit dans un état second, "La Gueule" continuant à avoir une très mauvaise influence sur lui. Jane démissionne et le quitte. Bambou sera son dernier amour et Lucien, qui verra le jour peu de temps après, sa dernière grande joie. Une cinquième crise cardiaque aura raison de l'artiste le 2 mars 1991 et à partir de ce jour, "La Gueule" cessera de le torturer. Ainsi aura vécu Serge Gainsbourg : entre gloire et décadence, mais n'est-ce pas souvent le lot de certains génies ?


Pour un coup de maître, on peut dire que c'en est un, car Joann Sfar, qui réalise ici son premier film, nous gratifie d'une œuvre remarquablement originale. Dans sa structure, il évite de tomber dans les poncifs consistant à exhiber la vie de l'artiste à la manière d'un documentaire. Le cinéaste nous offre, au contraire, une sorte de conte dans lequel un être va se retrouver toute sa vie face à ses contradictions, un être à qui le bonheur ne cesse de tendre les bras et qu'il ne saisit que très épisodiquement. La démarche de faire dialoguer Serge Gainsbourg avec des marionnettes symbolisant son subconscient ajoute une touche de fantastique et d'émotion à cette œuvre. Le film, adroitement, ne fait pas mention des actes de l'artiste qui défrayaient les colonnes de la presse à scandale. Il ne fait pas mention non plus d'une carrière cinématographique assez terne relevant plutôt de la provocation. Ici on ne s'intéresse qu'à l'artiste génial, à la sensibilité exacerbée, excessif en tout et mal dans sa peau.
Pour interpréter le rôle de Serge Gainsbourg adulte, Joann Sfar nous a gâtés en imposant Éric Elmosnino absolument crédible, bouleversant et troublant de ressemblance. Les attitudes, la voix, le regard et l'ampleur dramatique, qu'il restitue à son personnage, permettent de lui rendre le plus beau des hommages. Il faut également associer le jeune Kacey Mottet qui nous dépeint l'enfance de l'artiste avec beaucoup de naturel et de brio. Le personnage de Serge Gainsbourg ne serait pas complet sans "La Gueule" sans cesse derrière son dos, jouée par Doug Jones, énigmatique dans un costume qui accentue à l'excès la physionomie de "l'homme à la tête de chou". Il est intéressant de voir défiler sous nos yeux certaines personnes qui ont fortement compté dans la vie de Serge. Ainsi Lœtitia Casta interprète le rôle d'une Brigitte Bardot, belle et amoureuse, de très brillante manière. Lucy Gordon, décédée tragiquement en mai 2009, incarne une Jane Birkin aussi vraie que nature dont le bonheur et la complicité avec cet homme, qu'elle aime envers et contre tout, vont se transformer en angoisse, voire en cauchemar. Les autres acteurs sont tous à la hauteur des personnage qu'ils incarnent avec une réserve Sara Forestier pour son portrait trop approximatif de France Gall. A noter que le rôle de Georges Brassens est tenu par Joann Sfar, lui-même.


Le mérite est grand d'avoir réalisé un film sur un personnage aussi complexe que le Grand Serge, car Joann Sfar, également dessinateur de BD, se montre très à la hauteur de ce défi. Je fais partie de ceux qui ont suivi et aimé l'imprévisible Serge Gainsbourg, aussi suis-je ravi qu'on le fasse revivre au travers d'un film aux incontestables qualités.


Pour rester dans l'ambiance...


Harley Davidson: http://www.senscritique.com/morceau/Harley_Davidson/2651619
Bonnie and Clyde: http://www.senscritique.com/morceau/Bonnie_and_Clyde/2510156
Je t'aime... moi non plus: http://www.senscritique.com/morceau/Je_t_aime_moi_non_plus/730263
Aux armes et caetera: http://www.senscritique.com/morceau/Aux_armes_et_caetera/956039

Grard-Rocher
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Créée

le 28 sept. 2013

Modifiée

le 30 mars 2013

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