A quoi peut bien tenir la magie émanant d’une œuvre, ce moment où l’on a conscience d’assister à quelque chose de rare, qui nous parlera à nous et rien qu’à nous, et qui nous fait frémir rien qu’à l’idée de la faire voir à notre entourage, de peur que ces petits détails infimes qui nous parlent si intimement et nous bouleversent jusqu’au plus profond de notre âme n’échappent à leur sensibilité ? Il est toujours délicat de partager ce type d’émotions de l’ordre du ressenti personnel nous confrontant à nous-même, à ce que l’on a pu vivre ou tout simplement éprouver du point de vue existentiel, et l’on peut se retrouver bien en peine d’expliquer pourquoi on a pu être si ébranlé par la vision d’un Auteur ayant su dialoguer avec nous l’espace d’un instant. Inutile de tourner davantage autour du pot, le dernier film de Bruno Dumont fait partie de cette espèce d’œuvres clivantes, ayant subi une véritable bronca critique, tandis qu’une petite catégorie d’heureux spectateurs dont le modeste auteur de ces lignes fait bien entendu partie, aura tout simplement été en symbiose avec le film, jusque dans ses partis pris les plus radicaux.


Dumont, cinéaste de l’ascèse, de la beauté enfouie dans la laideur, toujours à la recherche de la rose sur le tas de fumier, filmant comme un Dieu son Nord natal avec sa galerie de trognes cassées, bousillées par la vie, mais dont ce démiurge censément misanthrope sait toujours attraper les bribes d’humanité blessée, s’attaquant cette fois-ci à un univers aux antipodes totales de son cinéma, à savoir le milieu du journalisme sensationnaliste télévisé, et avec au casting des personnes à priori à l’opposé le plus extrême de son spectre cinématographique, lui n’aimant rien tant que filmer des visages « purs », des acteurs non professionnels dont la fragilité de jeu peut faire naître la poésie, forcément, il y avait de quoi être intrigués.


France De Meurs (déjà tout un poème) est donc cette journaliste star, toujours suivie de son assistante (Blanche Gardin, telle qu’en elle-même), lui servant la soupe à coups de « Aaaah ! Formidable ! T’es la meilleure ! T’es la plus belle », et dont la spécialité est de se mettre en scène, en simili BHL au féminin, dans des zones de guerre où elle dirige son caméraman et toutes les personnes filmées telle une cinéaste ayant déjà en tête le futur montage télévisuel. Déconnectée du réel, ne semblant envisager son boulot que d’un point de vue cynique et surplombant par rapport au « vrai » monde, tout roule à priori dans sa vie calibrée, en dépit d’un mariage partant à vau l'eau et d’un enfant dont elle peine à gérer l’éducation. Jusqu’au jour où un à priori banal accident de voiture durant lequel elle renverse un jeune homme par sa faute, va déclencher en elle une crise existentielle en forme de dépression aigüe durant laquelle toute son existence va lui exploser à la face, jusqu’à lui faire remettre en question la façon dont elle envisageait sa vie.


Lorsqu’on connait Dumont, on se doute bien que ce synopsis pouvant être traité de mille et une façons différentes, ne sera pas abordé par ce dernier de façon bien pensante et bien tranquille, allant d’un point A à un point B en cherchant à ne bousculer personne. Toute sa démarche consistera au contraire à présenter un monde d’une laideur absolue et tellement repoussante que le risque est évidemment de provoquer le rejet définitif du spectateur qui refusera de voir le sarcasme et prendra une distance automatique. Si jusque là son cinéma utilisait un formalisme pictural très poussé pour parler de la misère morale, en ne reculant pas devant le sordide, mais toujours pour atteindre une pureté quasiment mystique, il épousera ici la mocheté du monde actuel formellement, à travers un filmage hérité d’une certaine forme télévisuelle et une photo globale rendant parfaitement la ternitude de notre environnement. Qu’il filme le milieu télévisuel ou la ville, avec de nombreuses scènes de trajets en voiture, il ne cherche pas à faire beau, la recherche de cette fameuse beauté ne passant pas ici par le visuel, cette sidération esthétique qu’il visait jusqu’à maintenant, mais plutôt par la psychologie de ses personnages, ou plutôt devrait-on dire de son personnage, celle qui est au centre de tout, lumière du film, pour qui l’empathie est indispensable pour accepter de la suivre jusque dans ses paradoxes les plus difficilement aimables.


A travers la trajectoire de cette femme soudain prise de crises de larmes incontrôlables, ne gérant plus du tout ses émotions, dont la culpabilité engendre une souffrance extériorisée de la manière la plus fulgurante imaginable, le cinéaste peut explorer plusieurs pistes, entraînant divers niveaux de lecture tous plus passionnants les uns que les autres. La première est bien évidemment ce fameux journalisme poubelle qui nous fait légitimement vomir, la chaine sur laquelle officie France évoquant forcément le pire du « journalisme » actuel, dont le but est de se mettre en avant et de brosser les politiques dans le sens du poil en orientant les sujets et par conséquent les avis du peuple noyé sous les informations en continu annihilant toute possibilité de réflexion. Ceci dit, on va ici beaucoup plus loin que cet état de fait, puisque l’on parle ici de l’information spectacle instrumentalisant une souffrance réelle pour faire du cinéma. On comprend bien entendu très rapidement où Dumont veut en venir, et toute la radicalité de son dispositif consistera à étirer les séquences et à en rajouter dans les situations virant rapidement à l’indignité pour sa protagoniste, afin de rendre plus tangible la prise de conscience sincère de son personnage, qui finit, telle un enfant découvrant soudainement la cruauté du monde qui l’entoure, par réellement assimiler le contexte environnant, les enjeux humains concrets desquels elle et ses semblables se nourrissent tels des charognards, même pas par méchanceté, tout simplement par inconscience pure. Ce sujet en soi est passionnant et le traitement, ainsi que l’interprétation de Léa Seydoux (on y reviendra) le rendent particulièrement impactant, que ce soit dans le cynisme des débuts, jusqu’à la dépression décrite qui nous dévaste de la même manière que le personnage qui la subit de plein fouet. Mais il est également permis d’y voir autre chose, une autre réflexion qui parait même être le cœur du film, à savoir le rapport que l’on peut entretenir avec les célébrités.


Ces personnes que l’on adule autant qu’on peut éprouver de la haine totalement déraisonnable à leur encontre, qu’il s’agisse de stars de cinéma, de la télé comme ici, ou autres, et qui sont là pour nous faire rêver, sur lesquelles on projette des fantasmes qui n’appartiennent qu’à nous mais qui nous pousse à les considérer comme des entités surnaturelles n’ayant plus rien d’humain. Ici, certes, France de Meurs en a conscience et se déconnecte d’elle-même d’une certaine humanité, mais cela rend sa prise de conscience soudaine d’autant plus déchirante pour le spectateur doué du minimum de compassion requis pour être bouleversé par le récit. Plusieurs fois dans le film, des personnes demandent à cette dernière un autographe, celle-ci s’exécutant comme par peur de passer pour une odieuse personne si elle refusait, alors qu’une simple signature contribue en réalité d’autant plus à sa déshumanisation, comme si elle était au-delà de l’humanité. Ce qui rend son chemin de croix d’autant plus intense, lorsque déjà au fond du gouffre, elle peut se faire insulter ou tout simplement avoir droit à des réponses très sèches, par des personnes elles-mêmes dans la détresse, alors qu’elle cherche à s’éloigner de son petit pré carré et à soudain se sentir utile. « Pourquoi tu pleures ? Tu es si belle. », lui dira à peu près un personnage, comme si son statut et sa beauté l’empêchaient de ressentir les choses comme tout un chacun.


Et le choix de Léa Seydoux, passé l’étonnement de base, tant les deux univers artistiques semblaient incompatibles sur le papier, apparait en réalité d’une cohérence absolue pour faire passer toutes les thématiques à l’œuvre ici. Elle-même fille de, suscitant une haine totalement déplacée de la part d’un certain nombre de « cinéphiles », ayant contre elle d’avoir fait preuve parfois de maladresse dans certaines interviews, elle était idéale pour que la symbiose se fasse entre le propos du film et sa propre personnalité, le public ayant parfois du mal à la considérer (ainsi que d’autres personnalités jugées privilégiées) en tant que comédienne à part entière, et plus largement, en tant que personne méritant autant de considération qu’une autre. Elle est ici phénoménale, et l’on est en droit de considérer qu’il s’agit sans aucun doute de son plus beau rôle. Noyée sous un fond de teint la faisant presque ressembler à un fantôme (choix radical mais audacieux), elle n’a pourtant jamais semblé si bien mise en valeur. Son interprétation est totalement habitée, et l’on n’oubliera pas de sitôt les nombreuses scènes dévoilant soudain son visage se déformer sous la douleur incontrôlable, se transformant en déferlement de larmes nous laissant totalement désarmés. A moins d’être sans cœur, difficile de ne pas être bouleversé par ce personnage humain exprimant une souffrance à cœur ouvert ne laissant aucun doute sur la profondeur de celle-ci.


Il s’agira dès lors de se retrouver, de tenter de faire renaître de cette humanité perdue, un peu par sa faute, mais également par le comportement des personnes autour d’elle, proches ou non, la confortant dans ce statut de star intouchable que l’on adore tout en la détestant dès lors qu’elle n’accepte plus cette image et veut faire valoir sa personnalité à l’écart de tout le cirque médiatique. Le bout du voyage se fera dans le Nord natal du cinéaste, où l’on retrouvera soudain ce sens pictural auquel il nous avait habitués jusque là, et où tout ce clôturera via un énième fait divers sordide faisant écho à « L’humanité », film majeur de sa filmographie. C’est soudain la rencontre de deux univers qui semblaient totalement antinomiques et font pourtant sens, à ce moment précis, comme si tout ne pouvait finir qu’ici. A vrai dire, tout ne finit pas exactement là, et c’est lors d’un ultime monologue se concluant par un lent zoom vers le visage de Léa Seydoux, fermant les yeux, les réouvrant, laissant apparaître un sourire radieux, que l’on comprend que tout ne pouvait tendre que vers ça, et que la soi disant misanthropie de Dumont n’est en réalité qu’un humanisme déçu, qui a pourtant décidé ici de voir la lumière au bout du tunnel, après un chemin pour le moins turbulent. Et là, comme une réponse à un dialogue intervenu peu de temps avant durant lequel Léa Seydoux demandait « C’est beau. Non ? », on a envie de lui dire, « Oui, c’est beau. Parfois. ».

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le 13 nov. 2021

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micktaylor78

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