First Cow, c’est d’abord un récit de l’Amérique. L’Oregon du début du XIXe siècle, ce n’est encore qu’une vaste terre vierge pour ces colons en quête de réussite s’agglutinant dans des petits villages de fortune. Ce récit à l’ère des pionniers aux allures de western n’a pourtant rien de la grandiloquence du genre : plus encore que sa variante crépusculaire, First Cow fait entrer l’Histoire par la petite porte. Ici il ne sera pas question d’un grand récit fondateur : le cœur du film se trouve ailleurs. L’un des personnages le dit, « l’Histoire n’est pas encore arrivée jusqu’ici ». Tout est à faire, rien à refaire.


La caméra traîne langoureusement, caresse la peau des visages, le bois des maisons, le métal des pièces de monnaie et le cuir des chaussures, nous fait humer la terre et les feuilles mortes, le lit d’un ruisseau et le miel des beignets. First Cow ne s’embarrasse d’aucun artifice. La musique, d’un autre temps et pourtant si familière, est si sporadique qu’elle fait régner au sein du film le silence. Un silence parfois si lourd de sens, un silence qui dit tout. À la toute fin, Kelly Reichardt n’a besoin ni d’un mot ni d’un visage pour exprimer l’étendue d’un déchirement intérieur : rester auprès d’un compagnon blessé ou partir avec une bourse pleine qui ouvre à toutes les possibilités, toutes les opportunités, tous les rêves. Après tout, le rêve américain n’est-il pas ce qui gouverne en ces temps de conquête de l’Ouest ? Ce personnage était prêt au mensonge et à la duperie par cupidité, pourquoi ne pas partir, maintenant ? Un insert aura suffi : dans First Cow, la simplicité est reine.


Une simplicité qui imprègne tout. La reconstitution historique est plus vraisemblable que jamais, grâce à un amour du détail toujours mis en valeur par une caméra toujours prête à se saisir du moindre objet manipulé. Le décor, artificiel comme naturel, se fond à l’homme et se mêle à lui : il en dégage une authenticité précieuse, qui capture autant qu’il fabrique l’esprit d’une époque. Le 4/3 réduit l’espace, et se referme sur les visages. Adieu les grands espaces du western classique admirés sur un écran large, le grain de la peau comme de la pellicule appelle à l’intimité, à la matérialité de l’humain comme celui du film, toujours dans cette même démarche d’authenticité.


De la même manière, Reichardt parvient à évoquer par une narration épurée les fondations de l’Amérique moderne. First Cow fait le récit d’une ambition qui sacrifie le juste pour l’appât du gain. Le film agit comme une parabole morale qui se cristallise autour de la vache, celle du titre, la première ayant foulé le sol américain. Cette vache, appartenant à un riche agent commercial, est convoitée par les deux personnages principaux qui s’introduisent la nuit dans le champ où elle est gardée et la traient pour faire des beignets qu’ils vendent une petite fortune sur le marché. Leurs profits grandissant, ils ne peuvent plus renoncer. Ils acquièrent une richesse par le vol et l’exploitation des biens d’un autre, une prospérité qui attise les convoitises et la rancœur. Kelly Reichardt dépeint ainsi un premier embryon du capitalisme à l’américaine, réduisant son échelle à un simple duo de personnages au cœur d’un film aux allures contemplatives et à la belle simplicité d’une fable morale. Le capitalisme est donné comme le péché originel de l’Amérique, et Reichardt condamne celui qui cherche la maîtrise du commerce et la prospérité au lieu d’assurer sa propre existence matérielle. Le prologue, qui se déroule de nos jours, annonce déjà cela : un cargo qui navigue sur un fleuve, et deux squelettes, allongés côte à côte, à peine enterrés. Le péché est mortifère, mais il a subsisté.

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le 25 nov. 2021

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