Intimement lié à la vie privée de Roberto Rossellini, le visionnage de "Europe 51" ne peut s'effectuer sans le bagage nécessaire qui permet de décrypter l'un des monuments du Néoréalisme Italien, à savoir le basculement idéologique et politique de son créateur, écartelé entre son passé de bourgeois chic et de son dégout pour son pays en proie au fascisme galopant. "Europe 51" est incontestablement né d'un profond malaise cimenté à la lutte des classes mais présente aussi un nombre de contradictions dont la première est d'accueillir au sein de son cast la star parmi les stars : Ingrid Bergman.


Composer avec le fascisme


N'en déplaisent aux élitistes, aux enseignants de section cinéma, "Europe 51" objet adulé pour sa prise de position radicale et son appartenance à l'un des courants les plus prestigieux n'est pas le parangon de son époque. Si l'on estime qu'au delà de ses dogmes purement cinématographiques, le Néoréalisme se nourrit aussi d'une fibre mélodramatique, on peut y préférer "Le voleur de Bicyclette" de Vittorio De Sica, misère brut vue à travers les yeux d'un enfant et de son père assaillis par la honte et le désespoir ou "Allemagne année zéro" du même Rossellini. Ce dernier partageant d'ailleurs la thématique du suicide de l'enfant sans discours épais. Ce qui s'apparente à un sacerdoce pour le réalisateur transalpin n'en n'oublie pas pour autant de sonner la grande cloche de l'émotion et d'infliger à coups de burin le désarroi puis la chute sociale de son héroïne principale. Car oui, Rosselini, ne fait pas dans la finesse et c'est peut être dans son vécu qu'il n'ose emprunter les circonvolutions scénaristiques lui permettant de rendre son drame plus fluide. Le "In your face" du destin de Irène Girard (Ingrid Bergman) est certainement la réaction viscérale du cinéaste, témoin de la perte des valeurs de l'Italie depuis 1922 ainsi que de sa condition de gamin talentueux né avec une cuillère d'argent dans la bouche. Car l'auteur de "Stromboli", malgré le fait d'appartenir à l'une des familles Romaines les plus aisées, a dû composer avec le gouvernement fasciste et notamment avec le fils de Mussolini. Une zone d'ombre aussitôt effacée sachant que l'ensemble du Septième Art Italien a été "fascisé" jusque dans ses racines artistiques. On peut aussi s'attarder sur la rencontre de Rossellini avec le scénariste de "Rome ville ouverte", Sergio Amidei, communiste reconnu et très certainement influenceur politique du cinéaste. De ces multiples expériences humaines et sociales, "Europe 51" fait sens et même si la guerre est terminée depuis quelques années, le métrage comporte tout le courant de pensée de son auteur, toute son orientation politique, philosophique et religieuse au détriment de sa propre retranscription cinématographique un peu lourdaude.


Ingrid La Bonne Samaritaine


"Notre mouvement est simplement une tentative de rester au niveau du peuple Italien". Roberto Rossellini


Toute la contradiction de "Europe 51" n'est pas qu'une simple entorse au mouvement. Elle plie le courant pour l'amener vers une raisonnance nouvelle. Ce n'est pas l'apport d'une ex-star Hollywoodienne qui va changer la donne puisque l'expérience a déjà été faite sur le précédent essai de Rossellini "Stromboli". C'est ce que le cinéaste va faire du mythe "Bergman" et de tout son apport attaché à la Capitale du rêve. Ex-héroïne Hitchcokienne, suprême figure féminine de l'Age d'or modelée par la caméra de Curtiz dans "Casablanca", la belle Ingrid se joint à l'effort social dans le rôle d'Irène Girard. Planter la belle comédienne au sommet de la High class Italienne a cet effet de renforcer la symbolique du capitalisme. La famille Girard déploie quelques signes extérieurs de richesse (Rolls, appartement en centre ville) mais c'est au niveau de son prestige que le film frappe un grand coup. "Europe 51" affiche d'entrée la puissance de feu de sa star avant de la précipiter en eaux profondes. La chute volontaire des valeurs et l'ascension du personnage de Bergman ne trouvent refuge que dans la douleur. C'est à ce titre l'un des points de friction auquel se frotte sans modération le film de Rossellini. Confrontée au suicide de son fils, Irène en état de grâce, le visage filmé en gros plan amorce une communion divine. De confession Catholique, le cinéaste ne pouvait justifier autrement les actes futurs de son personnage qu'en faisant de la religion un bouc émissaire idéal. Très certainement influencé par le muet où ombres, lumières et symboles jouent des rôles prépondérants (on pense à "La Passion Jeanne D'Arc" de Dreyer), Rossellini fait de Bergman une sainte en pleine mission divine. La descente de Irène dans les bas fonds romains à la recherche de bonnes actions puis son entrée dans les usines s'apparentent alors à un texte apocryphe. Au plus près des règles imposées par le mouvement, le cinéaste filme la rencontre de deux classes opposées sans convaincre. Bergman aura beau écraser ses joues sur celles des gamins des rues dans un élan de compassion, le spectateur assiste médusé à une dégringolade d'ordre émotionnel. Le monument social et religieux mis en place par Rossellini s'écroule sous son propre poids comme si le fait d'embrasser son sujet avec autant de conviction pouvait le rendre aux yeux de son audience plus sensible voir plus authentique. Étonnamment et peut-être parce que le cinéaste est conscient du passage en force émotionnel de son héroïne, shoot en contrechamp et dans un décors volontairement confiné la belle famille d'Irène complètement atterrée de la situation. Et c'est de ce contrechamp que naît la réelle problématique du film : Préserver son rang, sa classe sociale au détriment de "La profession de foi" de l'un de ses membres. Ainsi le choix inévitable de l'internement de Irène dans un institut psychiatrique réattribue de nouveaux enjeux autrement plus passionnants. Un dernier acte placé sous le signe de la folie qui ouvre des perspectives sur ce qu'aurait pu être le métrage dans son approche intime d'une famille en apparence soudée.


Dans sa dernière bobine, "Europe 51" renforce à lui seul la vision d'un film qui aurait gagné à s'immiscer dans les zones sombres de l'âme humaine. (On y parle d'aliénation, de mutisme et de frustration sans détour) De l'État de grâce à la folie, Rossellini n'a touché le chef d'oeuvre que du bout de sa caméra.

Star-Lord09
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste LA DERNIÈRE SÉANCE OU MA DERNIÈRE ANNÉE À BORD DE SC (ANNÉE 2020)

Créée

le 2 avr. 2020

Critique lue 1.4K fois

27 j'aime

14 commentaires

Critique lue 1.4K fois

27
14

D'autres avis sur Europe 51

Europe 51
greenwich
9

Europe 51 (1953)

Il s'agit d'un film néoréaliste tourné en noir et blanc. Le film dure presque 2 heures et il est d'une grande intensité. Irène est l'épouse d'un grand industriel, elle est aussi la mère d'un jeune...

le 16 déc. 2014

19 j'aime

Europe 51
cinevu
10

Rossellini parmi les Hommes

« Europa 51 » est à la fois une épreuve et un bonheur pour le cœur. Cela se passe à Rome, une femme, bourgeoise, vit à travers ses mondanités et autres réceptions pour lesquelles il est urgent...

le 27 juin 2016

9 j'aime

1

Europe 51
Zogarok
7

Critique de Europe 51 par Zogarok

Dans Europe 51, Rossellini met en scène une icône mal raccordée avec les clivages de son temps (catholique, communiste, capitaliste), s'en affranchissant pour traiter des questions politiques,...

le 17 oct. 2015

8 j'aime

Du même critique

Midnight Special
Star-Lord09
8

ALTON EST LE FILS DE KRYPTON

C'est un critique malheureux qui prend la plume. Malheureux parce que l'orgasme filmique amorcé ne s'est pas produit. Malheureux parce que la promesse de caresser une époque révolue (celle des prods...

le 16 mars 2016

145 j'aime

87

Knight of Cups
Star-Lord09
8

DES DIEUX PARMI LES HOMMES.

Du plus haut des cieux avec "Tree of life" jusqu'au plus profond de l'âme humaine avec "To the wonder", voici venir l'entre-deux "Knight of cups" oeuvre du démiurge Malick. Si la palme d'or de 2011...

le 13 oct. 2015

116 j'aime

49

Youth
Star-Lord09
7

UN COUP D'OEIL DANS LE RETRO.

Youth est un boomerang qui, mal lancé, reviendrait dans la truffe du critique malin d'avoir découvert toutes les thématiques évidentes du dernier Sorrentino. A savoir la sagesse, le recul et surtout...

le 12 sept. 2015

101 j'aime

26