État d'esprit
5.1
État d'esprit

Film de Mike Cahill (2021)

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A peine avais-je fini de voir ce Bliss – le dernier film en date à ce jour de Mike Cahill – que je n’ai pas pu m’empêcher d’aller fureter sur le net.
Je voulais comprendre. Pourquoi ne m’avait-on pas davantage parlé de ce film que je venais pourtant de trouver si plaisant ? Comment ça se faisait que sa sortie était passée à ce point inaperçue ?
J’ai donc parcouru les sites spécialisés, j’ai lu, et c’est là que je découvert à ma grande surprise que cette invisibilité n’était pas du seul fait de sa diffusion exclusive sur la plateforme d’Amazon.
Non, en fait la raison à tout cela était finalement plus prosaïque, basique, surprenante : Bliss n’a pas plu.
C’est tout.


Presse comme spectateurs, les moyennes parlent d’elles-mêmes, et cela quels que soient les sites de référencement.
5,4/10 sur IMDB. 5,1/10 sur SensCritique. 2,3/5 sur Allociné.
Les mots choisis aussi en disent long. Sur ce site, Eric BBYoda parle par exemple d'un film de « mauvaise SF » qui « part totalement vrille », avec un scénario « qui a un goût pour le n’importe quoi » dans lequel « il n’y a rien qu’on ait déjà vu en mieux dans Matrix ».
Wolgou nous parle quant à lui d’une « œuvre dénuée d’émotion », un ensemble « très froid », avec des personnages « inintéressants » et « pas crédibles », orchestré autour de « dilemmes moraux sans intérêt ».
Quant à Red Arrow il nous parle de « minimum syndical », passant à côté « d’un grandiose « Matrix pour les désespérés » que Mike Cahill manque d’accomplir à cause d’une « inspiration égarée » qu’il comble par des « standards plus banals. »
Certes ces arguments n’en sont que quelques-uns parmi tant d’autres, mais de ce que j’ai pu lire je les trouve plutôt représentatifs…
…Et je ne les comprends pas.


Pourquoi parler de SF ? Pourquoi vouloir rapprocher forcément ce film de Matrix ? Pourquoi parler de dilemmes moraux ?
La démarche de Mike Cahill est-elle si inaccessible que ça ?
Pour moi ça me semble tellement évident que ce film n’entend pas faire de la science-fiction mais cherche juste à explorer un état d’esprit. (Tiens d’ailleurs, n’est-ce pas littéralement le titre de ce film ?!)


Le sujet ce n’est pas le monde de Greg, mais le ressenti de Greg.
Le sujet ce n’est pas le dilemme moral de Greg, mais le décrochage de Greg.
Le sujet ce n’est pas la Matrice que tout le monde veut voir, mais c’est le fait que Greg veuille voir une Matrice.
Les codes de la science-fiction ne sont ici utilisés que comme des prétextes narratifs nous permettant de suivre le cheminement sensitif de Greg. Dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind, l’enjeu n’était pas le procédé « d’effacement de souvenirs » mais bien dans ce que cet effacement produisait comme cheminement pour le personnage principal. Ici, c’est juste le même type de démarche. Rien de plus.


Bliss c’est juste un film qui – à l’image d’ I Origins – parle d’un homme qui perd pied. Un homme qui ne supporte plus la raideur et l’agressivité de son environnement. Un homme trop gentil pour oser riposter. Un homme qui s’est replié dans sa bulle et qui a commencé à s’y noyer.
De là, pas de mystère. On sait où ça va aller. L’intérêt n’est dès lors pas la destination mais le parcours.
Or moi ce parcours m’a parlé.
Il m’a parlé parce que j’ai trouvé qu’il avait pour mérite de présenter la perdition du point de vue d’un homme doux ; d’un homme gentil ; d’un homme rêveur…
Voir des Jack Nicholson, des Michael Douglas, des Kevin Spacey ou des Joaquin Phoenix qui perdent pied j’en ai pour ma part déjà vu pas mal. C’était la plupart du temps très bien, mais ça n’avait jamais pris cet aspect-là que j’ai su trouver dans Bliss.


Et moi j’ai justement ça : j’ai aimé que ce film sache nous proposer un regard sur la folie d’un homme doux. D’un gentil. D’un rêveur.
Jamais de colère ni d’explosion. Jamais de rancœur ou de contrition. « Ça doit être merveilleux d’être dans votre tête » dit Bjorn en début de film juste avant de virer Greg.
…Eh bien oui, moi je trouve ça merveilleux.
Je trouve ça merveilleux de voir le monde à travers l’esprit d’un gentil qui le fuit.
Pas de révolte ni de kérosène. Au pire quelques patineurs qu’on fait chuter comme une bonne blague.
Au-delà de ça c’est juste se plaindre de ne plus avoir de petits gestes de sollicitude, de lieux de créativité, de personnes excentriques avec qui parler.
Le monde que Greg fuit est un monde qui manque de magie, un monde qui manque de sollicitude, de goût pour le particulier.
Son fils a totalement fait une croix sur lui et pourtant Greg ne lui en veut pas.
Greg est un gentil jusqu’au bout.


Moi je n’en ai rien à faire de la cohérence des trips de Greg ou de l’éventement du « twist final » (à considérer que ça en soit un). Ce monde m’a intéressé pour ce qu’il avait d’arrangeant pour Greg ; pour ce qu’il offrait comme questionnements et comme miroirs à l’existence de Greg.
J’ai aimé partager l’espace d’un instant le monde à travers les yeux de Greg ; à travers l’état d’esprit de Greg.
Et si ce parcours m’a autant profité c’est parce que c’était justement là une vision d’auteur ; « d’auteur à la française » pour reprendre les termes d’Eric BBYoda.


Alors oui, on peut ne pas se retrouver ou ne pas apprécier les personnalités comme celles de Mike Cahill – à fleur de peau, névrosé, rentré – mais c’est une personnalité.
Mieux que ça, Mike Cahill est une personnalité qui a le mérite de savoir s’exprimer avec pertinence au regard de ce qu’il a à dire.
Oui la réalisation de ce Bliss pourra paraitre froide et le jeu d’Owen Wilson sur la réserve, mais au regard de ce qui veut être transmis, moi je trouve ça juste.

Oui il y a dans ce rythme quelque-chose d’étrangement flottant au regard de la vitesse à laquelle s’enchaine les péripéties, mais au regard de comment Mike Cahill veut nous faire ressentir la situation de son héros, pour moi ça a pleinement du sens.
Et enfin oui, le scénario s’amuse à entretenir l’ambigüité sur le sens des choses sans l’entretenir pleinement non plus, mais – encore et toujours – ça me semble totalement adapté au fait que la démarche consiste à faire en sorte que le spectateur puisse se transposer tout en prenant un minimum conscience de ce qu’il en est vraiment… Comme pourrait le faire Greg en somme.


On peut ne pas aimer ce que ça cherche à transmettre. Ça je l’entends.
On peut ne pas adhérer aux procédés utilisés pour le transmettre. Là-dessus aussi je n’ai aucun souci.
Mais qu’au minimum on prenne la peine de voir et de comprendre… Non ?
Sommes-nous à ce point lobotomisés en ce moment par tous ces spectacles standardisés qu’on n’arrive même plus à voir quand un auteur joue avec des codes ?
Pire que ça, cette époque est-elle à ce point en train de se binariser qu’elle tend à rendre un Mike Cahill totalement impossible ?


Si c’est le cas, eh bien moi ça me rend bien triste.
Car qu’on les aime ou non, les films – par leur diversité – font la richesse du cinéma.
Or moi, dans le paysage actuel, je n’en vois pas beaucoup des Mike Cahill.
Alors à défaut de les aimer, prenons au moins la peine de les voir pour ce qu’ils sont…
…Et tant qu’à faire, rappelons-nous parfois qu'un film peut s'ouvrir sur divers horizons.

lhomme-grenouille
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le 2 janv. 2022

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