Lorsqu’on parle d’un auteur en disant qu’il a une patte, celui-ci a souvent déjà de nombreuses années de carrière, et un certain nombre de films à son palmarès. On pense à ces vieux sages, gravissant lentement les marches des festivals pour présenter un ultime succès, à qui on va demander pour la centième et dernière fois de commenter leur œuvre, ou au jeune loup qui après un parcourt semé d’embûches, vient de débouler au sommet de la gloire, bousculant les codes, les nababs, et le système ; un Kubrick, ou un Resnais quoi.
Dire quelle doit être cette patte chez une réalisatrice comme Manuela Fresil, seulement quatre films au conteur, et encore toute une carrière devant elle, pourrait bien relever de la gageure. L’auteur de « Entrée du personnel » sortie ce mois ci sur nos écrans, appartient à cette classe défavorisée du cinéma français, aux films mal financés, mal distribués, dont les travaux dépasserons difficilement les salles d’arts et essais parisiennes, et n’iront finalement ravir les yeux et les oreilles que de quelques rares élus.
Mais dans septième art, que l’on s’appelle Haneke, Wood, ou Provost, chacun a droit à sa rançon de gloire et d’honneurs, à son bouquet d’admiration et de louanges. La poésie, et le grain de l’image se moquent de l’ancienneté et du box-office, et il est bon aussi souvent que possible d’abandonner les grands noms à leurs interviews pour découvrir des univers modestes et ambitieux à la fois ; après tout c’est aussi ça le cinéma.
« Entrée du personnel » nous plonge au cœur des abattoirs normands où tous les jours, des milliers de bêtes sont tuées, dépecées, et découpées avant d’être expédiées dans les grandes surfaces.
L’abattoir, c’est une immense chaîne de découpe. L’usine toute entière n’est qu’une longue machine, et les hommes et les femmes qui y travaillent n’en sont qu’une pièce supplémentaire. Tenir la cadence, tenir la cadence, toujours faire plus, toujours plus vite. On s’active, on s’active, pas le temps de réfléchir : réfléchir c’est perdre du temps ; il faut aller vite, de plus en plus vite, sans cesse répéter le même mouvement, avec la même régularité que les immenses machines qui mugissent encore plus forts que leurs victimes.
Ce sont les ouvriers qui témoignent : « Quand on arrive c’est toujours temporaire…puis vient un mariage, des enfants, des factures qu’il faut bien payer. C’est l’engrenage, au final c’est toujours du temporaire qui dure longtemps ». Et dès lors ce sont les articulations qui lâchent, les nerfs qui flanchent. Le corps, à froid, se souvient de tout ce qu’il a passé sous silence dans le feu de l’action. On ne dort plus. Quand on ne souffre pas dans sa chair, c’est dans sa tête qu’on vit un calvaire : « Il n’y a pas une nuit où je ne tue pas une vache ».
La mort des bœufs et des volailles vous colle à la peau, comme la salissures des entrailles sur les mains, comme la plume qui se glisse dans les plis du vêtement. Et il faut quand même continuer, encore et encore ; la mort, la fatigue, les larmes, rien ne peut stopper la chaîne : elle n’est pas faite pour s’arrêter. Ici on abat des bêtes, mais on massacre en même temps des hommes. Les porcs, en fin de compte, ont plus de chance qu’on ne le croit : eux au moins sont déjà morts.
Et pourtant, dans cet univers carcéral, où les forçats se battent et se bousculent pour continuer à servir d’esclaves, où les chefs se vengent de leurs souffrances passées en faisant souffrir à leur tour leurs semblables, Manuela Fresil a sût trouver de la poésie, et de la beauté. Avec sa caméra, elle a recueilli la rosée de la sueur de pèlerins qui donnent leur chair pour trancher des veines, et qui sacrifient leurs os pour embellir des muscles et des tissus précieux. Au fil des tapis et des rampes de métal, elle a filmé le ballet étrange et harmonieux que reprennent à l’unisson des corps sans vie, et des travailleurs inertes, à mi chemin entre le mystère des mouvements d’horlogerie, et le scintillement écarlate du sang dans les arènes.
« Entrée du personnel » est un film sur les gestes, sur le geste, et sa beauté. Les ouvriers ne font que répéter inlassablement ce même geste, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à le connaître par cœur, jusqu’à ne plus avoir besoin de carcasses pour l’exécuter. Comme des mimes, ils répètent ce geste si bien appris devant la grille de leur usine. Ce travail ils l’aimaient tous, et il aurait pu les satisfaire toute leur vie, il aurait pu être toujours aussi beau que lorsqu’ils le rejouent, sans contraintes ni douleurs, en spectacle sur une plage face à la mer.
Mais voilà : on les a embauchés pour cesser d’être des humains, ravalés, rabaissés, plus bas encore que les animaux, rabaissés à des machines. L’usine est un tout, et les ouvriers sont des pièces détachées, indispensable, mais interchangeables. Quand une pièce est usée, on la jette, et on la remplace. C’est ce qui leur est arrivé. Maintenant, ils attendent, ils ont retrouvé une vie parfois, mais la rouille, elle, est restée. « Gâchis ! », le mot revient plusieurs fois. Gâchis oui, de vies humaines, et de lyrisme.
L’abattoir appelle de la beauté, et la fait payer par la douleur. A chaque plan ou presque on retient son souffle, on reste en arrêt devant la fresque qui défile sous nos yeux, et c’est alors que les murmures des travailleurs se sur impressionnent à l’image, et vous glacent d’horreur. La toile est de Goya, nul doute. Mais ici le sang ne jaillit jamais à l’écran, il coule lentement dans nos oreilles, il s’infiltre dans notre esprit, et quand il atteint enfin notre conscience, il jette un voile noir sur tout ce que l’on voit.
Qui abat-on ici ?
Dans « Si loin des bêtes » son film précédent, la réalisatrice parlait des éleveurs de porcs en batteries, qui eux même étaient traités comme des animaux. Elle a décidé cette fois de montrer des ouvriers-machines, qui ne valent pas plus que leurs tapis roulants.
Certes, « Entrée de personnel » n’est pas parfait, loin s’en faut. A force de chercher la poésie partout, en allant jusqu’à écrire ses témoignages (merveilleux hommage aux commentaires hymnes de Resnais, Marker, Franju), Fresil se met à la merci de ces acteurs non professionnels dont on doute qu’ils aient écrit eux-mêmes leurs réflexions. Ainsi la tirade de l’ancien travailleur et nouveau marin sonne faux. Surtout, la metteur en scène se prive d’un réel travail d’enquête en recourant presque uniquement à la voix off, et peine au bout d’une heure, une fois son message assimilé, à déboucher sur quelque chose de neuf. Heureusement, elle connaît ses travers et comme elle sent qu’elle a dit tout ce qu’il y avait à dire, elle coupe son film (provoquant hélas du même coup une fin bien trop brutale).
Mais si il n’y a pas d’enquête, c’est qu’il n’a jamais du y en avoir. Les faits sont là sans doute, mais dans le fond, il importe peu que le personnel franchisse la porte d’un abattoir ou d’un site de construction. C’est le sens même du mot « ouvrier » que Manuela Fresil a voulu donner, ce qu’on ressent réellement après une vie de labeur, après une vie passé à ne pas être humain, ce que cela fait d’être prisonnier d’un système qui n’a même plus d’industrie que le nom. Un système où l’homme qui emballe un produit n’a pas plus de valeur que ce qu’il prépare. C’est une scarification, c’est une vie passée en martyr des temps modernes, un calvaire qui vous défigurera à jamais.
Mais encore une fois, auparavant, on aura eut le temps de discerner une ligne, un geste, un mouvement, les mêmes que Franju apercevait de son temps.

En ce temps là, on ne faisait couler que le sang des bêtes.
Robert_Kaplan
7
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le 5 janv. 2014

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Robert_Kaplan

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