La route et ses bordures ou comment repenser sa trajectoire

En esquissant le portrait de personnages dans des moments de doutes et d’angoisses, Karim Moussaoui arrive, par un travail admirable de retenue de subtilité, à faire de ces trois segments narratifs les reflets de l’opposition éternelle entre la liberté et la contrainte, la société et l’individu.


Le film multiplie les plans sur des paysages transformés en tableau vivant. Ces ponctuations poétiques à la beauté saisissante ne prennent tout leur sens qu’une fois mises en relation avec cette autre dimension du décor : ces routes, rues et lignes droites que les personnages ne cessent d’emprunter. Cette opposition entre d’un côté un espace immense, naturel, démesuré et de l’autre les constructions rectilignes conçues par l’homme, révèle toute la difficulté à exister dans un monde qui limite les possibilités d’existence des individus alors, qu’autour d’eux, souffle le vent de la liberté.


Ainsi, ces lignes droites sont le signe de chemins, de trajectoires de vie irrémédiablement linéaires. Elles symbolisent les attentes de la famille, les devoirs sociaux. Au contraire, tout ce qui se situe en bordure, sur les marges, dans ces espaces pas apprivoisés, est l’indice de ce que la Société veut laisser cacher. Le film propose alors une exploration poétique de ces espaces relégués, refoulés dans le hors champ de la société. Ainsi, une déviation amène un père de famille à se faire le témoin d’une violence barbare. Cette violence a une valeur métonymique : l’Histoire d’un pays marqué par la guerre civile ressurgit, fait naitre la culpabilité, et pose la question de la responsabilité de tous ceux qui se sont fait les témoins passifs d’une violence dévastatrice. Cette première partie résonne avec la troisième, où, là aussi, se pose la question du silence face aux exactions commises. Ces espaces en marge qui contiennent toute une violence que la société ne veut pas voir, ni comprendre, enferment les individus dans leurs remords. C’est pourquoi ils ne peuvent que revenir sur ces lieux, ils sont attirés par ces espaces et ne peuvent en conséquence penser l’avenir, se projeter dans de nouveaux territoires. Symboliquement, leur trajectoire évoque l’idée d’un retour permanent du refoulé, l’impossibilité pour la conscience de faire abstraction de ce qui fut.


Mais à ces marges qui sont les zones d’ombre d’une société dissimulant sa propre violence et son Histoire, répondent ces espaces qui, au contraire, ouvrent non pas sur le passé mais l’avenir. Le film s’aventure dans des lieux qui se situent « à-côté » de la vie que chacun doit mener. Ce jeune étudiant en médecine, qui veut arrêter ses études, fait une sortie de piste en moto : le rêve de se libérer de la tutelle familiale, d’exister en dehors des cadres normés butte sur un principe de réalité. Sortir de la route que l’on a tracé pour soi, c’est risquer la mort. Comment ne pas lire en ce personnage seulement esquissé le portrait d’une génération sans réelle perspective d’avenir, où le chômage endémique rend impossible la possibilité de trouver sa place en ce monde ?
Mais d’autres personnages ont la possibilité de faire l’expérience d’une liberté qui se vit en dehors des routes et des villes. Le deuxième segment propose ainsi, à travers l’exploration d’espaces naturels, des itinéraires d’évasion qui portent avec eux cet espoir, vite déçu, de changer sa trajectoire de vie. La musique que l’on joue sur les bords de route, les danses que l’on exécute dans un hôtel symboliquement situé au milieu de nulle part, à l’écart du monde, sont des lieux de liberté, de respiration, où la vitalité des corps et des âmes va de pair. Mais ces moments, ces excursions ne sont que des parenthèses.


Et la forme du film nous le fait en permanence ressortir. Ce sont des instants enserrés entre des passages où se diffuse en permanence une tristesse sourde, par le biais de ces visages qui, dans leur refus à exprimer le fond de leur pensée, dans le mystère qui les entoure, font littéralement voir cette part de l’intime qui ne peut se dire, s’extérioriser dans ce monde. La forme du film refuse alors la possibilité de mener jusqu’à son plein accomplissement ces scènes de bonheur, comme pour montrer que ce dernier ne peut que se dérober. Il y a ainsi une forme de frustration à voir ces scènes de danse, qui sont comme des fenêtres ouvertes sur un avenir joyeux et heureux, refermées au moment même où le spectateur souhaiterait les voir s’éterniser. A plusieurs reprises, le film nous brusque, et cette violence infligée au spectateur n’est que la conséquence de la violence, pour les personnages, de la conscience de l’éphémérité de ces instants.


La mise en scène du film inscrit en son sein cette douleur, cette scission et coupure entre d’un côté un désir de liberté, de construire un futur qui soit sien, et de l’autre ces contraintes, cette réalité qui brime les rêves et espoirs. Ainsi, les mouvements de caméra, minutieux, lents, se font au rythme de la marche de personnages perçus comme des âmes errantes, et dont tout l’arrière-monde mental se reflète dans les plans de paysages. Ces travellings-arrières, verticaux vont dans le sens de ces routes, de ces chemins unidirectionnels qui ne révèlent que la médiocrité d’existences qui ne menant sur aucun avenir enthousiasmant. Pourtant, la caméra va, tout comme les personnages, bifurquer. Sa trajectoire s’autonomise, n’hésite pas à suivre, le temps de quelques minutes, deux fermiers. Elle s’agrippe à d’autres vies, comme dans une tentative désespérée de saisir en l’Autre une image plus digne et libre du peuple algérien. Mais tous ces personnages ne font finalement que mener au même constat : l’impossibilité pour chacun de vivre authentiquement en dehors de tout cadre, d’atteindre un bonheur sans entraves. Cette caméra qui, dans ces derniers plans, suit un frère dévoué, resté fidèle à sa sœur violée et rejetée par tous, se résigne ainsi à nous montrer toute cette douleur contenue, intériorisée que chacun porte avec soi, derrière les masques sociaux. Ce choix de suivre ce personnage dont la caméra connait le statut, puisque le troisième personnage l’a rencontré et connait sa situation, est un choix éthique. La caméra s’est résignée : personne n’échappe au malheur. Autant nous montrer en face le visage de ces êtres démunis, absorbés par leurs soucis quotidiens que tout le monde ignore. Chacun porte avec soi un monde de souffrances, d’angoisse et de sacrifice. La ronde de leur vie se répète à l'infini, et le film pourrait poursuivre éternellement son chemin. L’individu a beau marché droit, suivre les lignes tracées dans l’espace public, son âme, elle, est à la dérive. Et cette fin, absolument bouleversante, fait de cette vérité psychologique le signe d’une société, qui, derrière les apparences, est bien en déroute.

Sartorious
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le 30 nov. 2017

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