Si UN film peut définir David O. Selznick, c'est très probablement Duel au Soleil... Car le génial producteur voulait à la base un film intime et "sage", aussi confia-t-il la réalisation aux soins du pionnier King Vidor avec des thèmes qu'il lui savait chers. Mais petit à petit, ce passionné intenable prit le contrôle du film, fut de plus en plus ambitieux, imposa sa vision esthétique des choses (qui était tellement "démesurée" qu'elle allait contre les conventions classiques, au point que les critiques descendirent le film à sa sortie malgré son succès [il fut réhabilité en premier par Godard, avant que tout le monde loue sa qualité artistique et sa "sincérité"...]), réécrivit le scénario jour après jour, et rendit Vidor chèvre au point qu'il abandonna le tournage avant la fin... Pour un résultat final totalement unique sur lequel il est impossible d'être neutre: Duel au Soleil sera adoré ou sera détesté, et pour exactement les mêmes raisons...
Le ton est donné d'emblée: un soleil aveuglant, une musique très "agressive" (mais hélas pas assez "grandiose" sur la durée à mon goût...), puis des coups de feu qui fusent tandis que le titre apparaît, gigantesque. Et puis tout se calme et le crépuscule sur une voix off semblant annoncer la tragédie comme un chœur grec nous fait entrer dans le "monde" du film: un monde en technicolor aussi grandiose que "lourd". Dès cet instant tout est joué: on sait instinctivement si on va adhérer ou si on va trouver ça totalement "surfait" (pour ma part, vous l'auriez compris, j'ai immédiatement compris que les deux heures que j'allais passer seraient plus que bonnes...).
Le synopsis est à la fois facile à comprendre et dur à expliquer, car tout se fait sur ce fond de passage de témoin entre deux mondes si cher aux westerns: le sénateur (Lionel Barrymore) et le fils cadet Lewt (Gregory Peck) symbolisent l'ancien monde des propriétaires terriens tandis que le fils aîné Jesse (Joseph Cotten) et dans une moindre mesure Laura Belle (Lillian Gish) symbolisent, eux, le monde moderne qui arrive via le chemin de fer. Mais ce fond ne sert que de "décor" à l'ensemble, un "décor" qui a toute son importance pour comprendre les actes mais qui, à quelques scènes près (mais quelles scènes!..), demeure secondaire: la véritable trame étant le destin de Pearl (Jennifer Jones), superbe métisse qui arrive dans la famille après la mort de son père (ancien amant de la mère, Laura Belle) et qui voit son cœur balancer entre les deux frères...
Pour les définir, Selznick n'y va par quatre chemins: dès les premières scènes on voit un Jesse gentil, prévenant et poli, et un Lewt libidineux, grossier et sarcastique. Et pourtant l'attirance sexuelle que ce-dernier dégage va totalement "happer" l'héroïne (et le public aussi), elle-même véritable "bombe" aux positions plus que suggestives...
Dans ce film, il n'est jamais inutile de le dire et de le redire, tout est exagéré à outrance: le technicolor est totalement saturé, le sénateur est un goujat absolu, Gregory Peck est un méchant plus odieux qu'odieux, Jennifer Jones verse de véritables torrents de larmes, Joseph Cotten est raisonnable dans absolument TOUTES les situations, etc... Si bien que ce film n'est un western que dans la forme, parce qu'il faut bien le classer dans une "case": il est avant tout un Selznick et il n'est pas du tout déplacé de le comparer à l'autre "méga-Selznick": Autant en Emporte le Vent.
Notons néanmoins (c'est plus court) les différences entre les deux, ou plutôt les nuances: par-rapport à Autant en Emporte le Vent, Duel au Soleil perd en longueur ce qu'il gagne en intensité, et il perd en portée historique ce qu'il gagne en passion... Je m'explique: ce qui va dans ce film contre les codes esthétiques (surtout de l'époque) est avant tout le fait qu'aucune (je dis bien AUCUNE) scène n'est calme, permettant au spectateur de se "reposer": tout est en sommets, sommets plus ou moins hauts mais sommets quand-même (les scènes humoristiques sont ainsi TRES humoristiques, les scènes violentes sont TRES violentes, les scènes dramatiques sont TRES dramatiques, etc, etc...). Et le film prend ainsi rapidement le chemin de la Passion: la vraie passion, celle qui annihile les sens et la réflexion...
Pour y arriver, outre les états d'âme de l'héroïne, Selznick et Vidor ont intelligemment intégré plusieurs scènes assez discrètes qui permettent de comprendre le personnage du méchant: Lewt est, à bien y réfléchir, victime à la fois de lui-même et de son père qu'il admire et à qui il essaie le plus possible de faire plaisir, or les désirs paternels vont contre son amour pour Pearl, amour qui le déborde autant que le sien pour lui...ce qui conduira à ce fameux final que Selznick a imposé du jour au lendemain, et qui s'est avéré l'un des plus géniaux et des plus inoubliables qui soient:
Pearl va traverser le désert pour aller au rendez-vous fixé par Lewt, mais dans son regard pour la première fois vraiment effrayant on devine ses intentions meurtrières... Et arrivée sur place elle l'abattra...sauf qu'il aura sa revanche: un duel à mort s'engage sous le soleil aveuglant dans une haine farouche et réciproque, les deux sont mortellement touchés; alors seulement, devant le regard de la mort imminente, il réalisera la force de son amour et la suppliera de venir le rejoindre... Lorsqu'elle entendra son "I love you!" désespéré, elle lâchera son fusil et se trainera dans la poussière avec ses dernières forces pour venir le rejoindre: c'est sur un dernier baiser en forme d'ultime aveu qu'ils mourront, ensemble à-jamais...
Ce final grandiose est un point d'orgue magistral à ce film hors du commun: Duel au Soleil, c'est l'union fusionnelle d'Eros et Thanatos vue par David O. Selzinick qui a restitué ainsi sa vision du cinéma qui doit, selon lui, donner tout ce qu'il peut donner au public nonobstant un quelconque réalisme qui n'est souvent qu'un prétexte invoqué par des professionnels "frileux". On peut ne pas être d'accord mais comment ne pas, au moins, respecter ce point de vue quand on voit un tel résultat?.. Car la Passion en technicolor c'est quelque-chose quand-même! et je ne vois aucun autre film ayant réussi à atteindre un tel degré de "sincérité" en prenant ce chemin-là... Sans-doute fallait-il un Vidor, certainement fallait-il une Jennifer Jones et un Gregory Peck, mais, incontestablement, il fallait s'appeler Selznick pour réussir un tel pari...