Drive est à ce jour le meilleur film de Nicolas Winding Refn et un des meilleurs films de sa décennie. Le réalisateur danois livre ici une œuvre éblouissante de maîtrise, de précision, d'épure et de justesse, aussi haletante et percutante qu'elle est belle et émouvante.

Nous est donc contée ici l'histoire du Pilote ( Ryan Gosling ), une figure énigmatique qui semble en communication directe avec les héros melvilliens, c'est-à-dire un genre de samouraï moderne ou de cowboy urbain, taiseux et mystérieux. Il est cascadeur le jour et il conduit pour des malfrats la nuit. Puis sa vie se trouve soudainement bouleversée lorsqu'il rencontre sa voisine et son fils, Irene ( Carey Mulligan ) et Benicio, figures d'innocence et de candeur et qui représentent un véritable rayon de lumière dans son univers baigné dans l'obscurité.

La première chose qui frappe au visionnage c'est l'efficacité du film et sa perfection formelle. Il est soigné de bout en bout, millimétré, méticuleusement cadré et composé, et esthétisé au possible. Tout suinte la maîtrise et la précision. Tout est articulé et rythmé à la perfection. Drive est avant tout un édifice merveilleusement bien bâti, une admirable construction cinématographique où tout est à sa place et où rien ne déborde, c'est d'un aboutissement technique absolu. Quand on y pense, ils sont rares les films dans lesquels il n'y a pas de moments de flottement, de longueurs ( je ne parle pas de scènes lentes mais de passages où la magie du film disparait à cause d'une maladresse quelconque dans le déroulé du film, créant ainsi une frustration et un agacement chez le spectateur ), de plans quelconques etc... Mais il n'y a rien de tout cela ici. Tout est condensé et réduit à l'essentiel, comme un bon expresso italien, si bien qu'aucune scène n'est à jeter ou n'est " en trop " et aucun plan ne fait tâche ou jure avec l'ensemble. Il y a vraiment quelque chose de " pur " dans ce film. Mais attention, il ne se réduit pas qu'à une magistrale démonstration de maîtrise formelle. S'il est si bon, c'est qu'il y a plus.

Nicolas Winding Refn parvient à instaurer une remarquable ( au sens littéral, c'est-à-dire qui se repère tout de suite sans avoir à faire d'analyse ) dynamique d'opposition et de contraste, et c'est véritablement là que se trouve le cœur de la force du film. Opposition entre le jour et la nuit, la clarté et l'obscurité, les couleurs chaudes et les couleurs froides, la violence et la douceur, la haine et l'amour, la pureté et la crasse, l'innocence et la corruption. C'est par tout ce jeu intelligemment disposé que fonctionnent aussi bien les émotions du film, les sensations qu'il veut transmettre et qu'il réussi, par moments, à être si percutant. C'est, par exemple, le petit garçon avec qui on a passé un après-midi ensoleillé qui se retrouve caché dans le recoin sombre d'un parking souterrain. C'est la scène de baiser suivie d'un fracassement de crâne. C'est la scène de conduite nocturne et furtive qui fait place à une séquence nerveuse et lumineuse. C'est ce jeu de miroirs et de contrastes qui produit une impression sur le spectateur et qui rend le film saisissant. Par exemple, le fait d'avoir vu Irene en permanence baignée par des couleurs chaudes, jaunes rouges etc... crée instantanément une sensation particulière et un ressenti émotionnel prononcé lorsqu'on la voit subitement complètement plongée dans le bleu froid du parking souterrain. Ici, la forme est égale au fond. Par l'usage intelligent des couleurs, leur association à certaines choses ( Monde souterrain et criminel - Bleu, Monde innocent d'Irene - Jaune-Rouge ) et grâce au tissage d'un réseau d'oppositions tout au long du film, on arrive à tout dire en un seul plan. Grâce à sa maîtrise formelle NWR arrive à disséminer un langage visuel que le spectateur intériorise et comprend instinctivement, sans avoir à l'analyser ( il faut analyser pour comprendre mais pas pour ressentir ). Et, à vrai dire, c'est probablement pour cela que Drive est son meilleur film. Car j'en vois déjà venir me reprocher de considérer que ce film, qui est son plus grand-public, son plus accessible et son plus abordable est son meilleur et non pas ses autres propositions, antérieures ou ultérieures, bien plus personnelles, bien plus radicales et bien plus exigeantes. Ses films suivant Drive sont très bien, y compris Only God Forgives que j'avais d'ailleurs défendu dans une critique, et surtout sa série, Too Old To Die Young, qui a été pour moi une immense claque et que j'ai tout de suite ajouté à mon top de séries. Mais quelque soit le plaisir que j'ai à suivre NWR dans ses propositions jusqu'au-boutistes et sans concessions, il s'agit toujours d'œuvres purement et absolument morbides, glauques, sombres, sordides et désenchantées de bout en bout. Or, cette absence de contrastes et d'éléments venant contrebalancer l'obscurité constante rend les émotions moins fortes, les accès de violence moins marquants. Or, dans ses trois derniers films ( y compris Too Old To Die Young qu'il a lui-même décrit comme un film de 13h en dix parties à l'instar de David Lynch ), tout est toujours malsain. Ce n'est pas intrinsèquement un défaut, mais NWR n'a pas réussi à faire, en suivant cette voie, quelque chose d'aussi bien que ce qu'il a fait avec Drive en jonglant avec les tonalités. Quelque soit l'admiration ou les émotions que je puisse ressentir devant ses autres propositions, qui on leur légitimité, leur pertinence et leur intérêt, je serai toujours plus sensible à un film ou à une œuvre en général qui joue sur le maniement de différentes émotions avec habileté pour faire émerger la conflictualité entre celles-ci. Dès lors, que ce soit la lumière qui surgisse des ténèbres ou les ténèbres qui envahissent la lumière, c'est tout de suite plus puissant, car la lumière éclaire vraiment, et les ténèbres assombrissent vraiment aussi. Par exemple, ce qui est impressionnant dans le scène de l'ascenseur, désormais culte, ce n'est pas que le Pilote piétine et écrase le visage d'un homme, cela, on l'a déjà vu mille fois. Si c'est si impressionnant, c'est parce qu'il le fait baigné d'une douce lumière tamisée et chaleureuse, juste après avoir délicatement et tendrement embrassé Irene sur une musique calme et enivrante et qu'elle le regarde ensuite perpétrer ce massacre, alors même qu'elle incarne la pureté, la bonté et la vulnérabilité. C'est la présence de cette innocence qui met en relief la brutalité de la scène et souligne l'ampleur de la violence qui se déploie. Et parce qu'on assiste à cette scène à travers ce regard candide la scène nous percute d'autant plus en nous prenant au dépourvu, alors même qu'il n'y a rien que l'on ait pas déjà vu cent fois dans des jeux-vidéos.

Cela me permet d'ailleurs de faire la transition vers la question de la violence et de son admirable traitement dans le film. Car, à l'heure de l'omniprésence de la violence ( je fais un simple constat hein, ce n'est pas une remarque de vieux, je ne juge pas, c'est juste un fait ), il faut toujours interroger les films qui arrivent à la rendre puissante. Dans Drive, cela tient en quatre mots : Gradation, Variété, Irruption et Physique ( ou Matérialité, au choix ). Ce quatre mots sont les ingrédients de la recette de la représentation de la violence dans le film et expliquent pourquoi elle fonctionne aussi bien. Gradation tout d'abord, car on monte dans les tours. Chaque scène de violence est, en effet, plus intense que la précédente, soit à cause de son traitement graphique, soit à cause de sa charge émotionnelle. Variété ensuite, car on varie les plaisirs. On tue toujours différemment, dans un environnement différent, avec un outil différent etc... Cela permet de susciter la surprise, l'étonnement et de ne pas familiariser la spectateur avec la violence qui n'est, par conséquent, jamais anodine dans le film. Irruption en outre, parce que ça advient d'un coup, ça explose de façon vive et fulgurante, sous la forme d'accès de violence sèche et concentrée. C'est toujours bref, c'est seulement l'histoire de quelques secondes et c'est cela qui impressionne. Enfin, Physique et Matérialité car on est quasiment toujours dans le corps à corps, de l'arme blanche ou contondante etc... On sent la matière, la chère. Ca dégouline, ça gicle, ça tâche et ça suinte. La mort est difficile, longue, douloureuse et répugnante. On crie, on gémit, on s'acharne à tuer... Bref, par ces quatre éléments, savamment maniés, NWR crée ses scènes de violence les plus impressionnantes. Encore une fois, j'en remet une couche. La violence, même quand elle est accrue dans ses films suivants, n'est pas aussi marquante car il n'a pas usé de ces quatre éléments avec le même brio et avec la même ingéniosité.

Mais bon, assez parlé de sujets qui tâchent. Allons plutôt voir du côté des personnages et de pourquoi là aussi NWR a fait fort. Déjà, concernant le Pilote, il y a plusieurs choses à dire. C'est donc un héros mutique dans la lignée du Samouraï de Melville et joué par Alain Delon. Mais ce n'est pas du tout un être sans émotion, loin de là, et c'est pour cela que je n'aime pas trop qu'il soit souvent désigné comme un psychopathe ( parce que bon, oui dans la scène de l'ascenseur, le mec a l'air un peu foufou, mais d'un autre côté il veut protéger Irène et le bandit est quand-même là pour le tuer, et n'oublions pas qu'il n'a pas de flingue, alors j'avoue n'avoir jamais essayé, mais je pense que pour tuer quelqu'un à coup de talons il faut y aller franchement ). On voit dès le départ qu'il est mélancolique, qu'il mène une vie d'errance urbaine désenchantée, sillonnant les rues de Los Angeles comme un fantôme. Il ressent de la peur, de l'angoisse, de la gêne, de l'amour, de la colère, de la rage, des remords, de l'affection et tutti quanti. Son mutisme n'est pas une absence d'émotions et justement le fait qu'il soit économe vis-à-vis de leur démonstration ne souligne que davantage leur force quand il les exprime frontalement. Ensuite, toujours concernant le Pilote, il y a un mécanisme de gradation à son égard. On en apprend de plus en plus sur lui au fil du film, on n'a pas toutes les clés et les informations dès le début. Il se révèle progressivement. On ne sait pas tout ce dont il est capable et quelle est l'étendue de sa force. Donc, encore une fois, ça permet de créer de la surprise, ça évite la lassitude et ça sollicite notre curiosité. Quel sera son prochain coup ? Jusqu'où ira-t-il ? Rien de mieux que de se poser ce genre de questions devant un film, ça montre bien qu'on est actif. Certes, on comprend rapidement que le Pilote n'est pas un mou du genou, évidemment, mais on se demande tout de même à quel point. Ce procédé culmine d'ailleurs avec le meurtre de Nino, où le Pilote prend une stature quasi-divine et a une allure d'ange de la Mort. C'est là qu'il est le plus icônisé puisqu'il est déguisé, se transformant donc en justicier ( ce qui est corroboré par son anonymat ) dans une transfiguration presque mystique ( soulignée par le regard de Nino dont on jurerait qu'il est face à la fatalité même ) et conférant au film une dimension mythologique. Mais ce qui fait vraiment le sel de Drive, sa beauté, ce qui le rend touchant et lui insuffle de la vie, ce sont Benicio et Irene. Car le Pilote voit en eux une possibilité de rédemption, une chance de salut et d'évasion de sa morosité quotidienne. Et toute la tension du film repose précisément sur la confrontation entre cette pureté et le monde criminel du Pilote, tout l'enjeu étant de les en préserver. Et NWG capture très bien la beauté de cette relation, jusque dans la jalousie et le conflit intérieur que peut ressentir le Pilote à cause du retour de Standard ( Oscar Isaac ), le mari d'Irene et ex-détenu. C'est d'ailleurs lui qui entraîne la collision entre les deux univers. Les autres personnages sont tous finement développés également, même lorsqu'ils ont peu d'apparition à l'écran. Que ce soit Shannon ( Walter Whit.. euh, Bryan Cranston ), Bernie ( Albert Brooks ) et Nino ( Ron Perlman ), ils sont tous humains, ils ont tous leur moment de vulnérabilité, bref ce ne sont pas des coquilles vides quoi.

Drive est donc une admirable réussite à tous les niveaux, qui concentre tout ce qu'on peut attendre d'un bon film. C'est un véritable diamant, finement taillé, beau sous tout rapport, aiguisé et brillant, tout luit et tout resplendit dans ce film. Je suis toujours scotché quand je revois ce film de sa courte durée, tant il est dense et tant il a de substance. J'attend toujours que NWR réitère l'exploit.

-Valentysse-
8
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le 6 avr. 2023

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-Valentysse-

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