Tony Scott. Cinq ans aujourd'hui que tu t'es jeté d'un pont. On a parlé d'une maladie, puis de dépression, mais quelle importance ? T'as choisi ta porte de sortie. En France, quelques fils de rien ont supposé que tu t'es donné la mort par complexe d'infériorité vis-à-vis de Ridley. Et ils osent écrire ça noir sur blanc, limite heureux d'être débarrassés de ton style.


Faut dire qu'on t'a très tôt mis dans le même sac que Michael Bay, sûrement à cause de votre producteur commun il fut un temps, Jerry Bruckheimer. Mais aussi et surtout pour votre passif de pubards et votre style tape-à-l'oeil. Dès que ça clignote un peu, le critique moyen se sent supérieur, il se met à causer de "vilain clip", de "cinéma vulgaire". J'étais jeune, donc je la ramenais pas trop avec ton blaze. Je prenais un pied monstre devant Le Dernier samaritain (toi qui met en scène les dialogues orduriers de Shane Black ? C'te classe..) comme je sortais ému de ton génial True Romance (Tarantino a dû hurler de joie lors de la projo, en voyant ce que t'as fait de son script)...


Et y a tous les autres. T'as bercé mon enfance de petit garçon avec Le Flic de Beverly Hills 2, je m'étais bien diverti devant Ennemi d'état ensuite. En 2002, Spy Game a pris le relais avec ses flashes-back tendus, ses valeurs de plans inventives, et toujours cette griffe, que t'allais faire évoluer dans Man on Fire vers un truc deux fois plus ostentatoire. Puis vint Domino. J'ai failli quitter la salle. En regardant ma montre, je pensais qu'il resterait 40 mn de supplice. C'était plutôt 90. J'avais traîné un ami et deux copines à lui à la séance de 22h. Moi le gros cinéphage, j'étais mortifié d'ennui. J'osais pas tourner la tête pour voir la leur face à ce bordel indigeste. J'ai haï Domino de m'avoir déçu. Mais j'ai voulu le revoir à la maison. Et le re-revoir.


Ce genre de dinguerie, j'étais incapable de l'apprécier au premier abord. C'est comme découvrir le jouissif Ratamahatta avec son clip en stop motion. Ca te saute à la gueule et te mord jusqu'au sang, tu comprends rien, tout ça est trop gueulard. J'étais sonné, je voulais que ça s'arrête. Domino n'est pas énorme, il redéfinit carrément le grotesque. Ecrit par Richard Kelly, le scénariste et réalisateur de Donnie Darko, Domino laisse penser que le petit jeune qui causait fin du monde et lapin géant s'est assagi. Certes, pas de fantastique ici. Mais entre les mains de Scott, ce script se révèle cent fois plus irrationnel que Donnie ! Mater Domino, c'est faire un bout de chemin avec les Hell's Angels une veille de fin du monde.


Et le plus beau là-dedans, c'est qu'on parle d'une histoire vraie. Domino Harvey, mannequin de son état, fille du comédien Laurence Harvey, décide de tout plaquer pour devenir chasseuse de primes. Cheveux courts, dégaine badass et agressive, Keira Knightley se paye une récréation furieuse entre Pirates des Caraïbes et sa future ascension dans les films en costumes de Joe Wright. D'un bout à l'autre du film, toi, Tony Scott, es en quête de saturation. Rien ne semble naturel, surtout pas ces couleurs pulp à mort. Et pourtant on sent le poids des choses : la carrure de Rourke, les flingues, la chaleur plombante, les véhicules, l'église gigantesque... Et le bitume, surtout. Le film est bourré d'artifices et aucun décor ne me semble artificiel.


Devant Domino, j'ai l'impression de me balader dans les rues, les pièces et les véhicules, du motel pourri à la demeure familiale. C'est sans doute ce côté convivial et bordélique qui me le rend attachant, familier (on y voit d'ailleurs madame Scott dans le rôle d'une flic). Road movie sous acide, Domino avale et recrache toute idée de montage conventionnel. Y a des moments où je confonds hors-champ et ellipse, tout se déforme et se reforme, histoire de nous arracher la tête avec panache. Puis la voix de Mickey émerge, celle d'Edgar ensuite, et le sourire de Keira. Une histoire de dingues où s'égarent les principaux intéressés. Leur quotidien est assez orgiaque pour que la télé réalité s'en empare durant la deuxième moitié du film...


Dans sa cavale, le trio est suivi par une équipe télé. Ce qui veut dire davantage de caméras, donc encore plus de transitions d'un autre monde. Et Tony Scott, tel qu'en toi même, n'en rate pas une. Niveau sonore, c'est la même entre les sous-titres évolutifs, la voix off, la BO et les bruitages. On explicite, on pose un calque, puis un deuxième, un troisième. Bienvenue dans la tête de Tony Scott. Avec ton cinoche, j'ai appris qu'expérimental peut rimer avec blockbuster, et que les réflexes du grand public peuvent être secoués, ravagés par une narration esthétique qui ne ressemble à rien de connu. A mes yeux, t'étais le André Derain du pop corn. Et Domino, ton délire harassant, c'est un sommet incalculable.


"Ne comptez pas sur nous pour célébrer la mémoire du faiseur criard de Jours de tonnerre", avait plus ou moins écrit Télérama à ton sujet, dès le lendemain de ton décès. Vous inquiétez pas, personne ne compte sur vous. Le roi des jump cuts, des surimpressions et des filtres a signé des films de dur, dont la technique résiste au temps.


Catherine Deneuve, Patricia Arquette, James Brown, Robert Reford, David Bowie, Denzel Washington, Gary Oldman, Tom Cruise, Mickey Rourke, Christopher Walken, Dennis Hopper, Susan Sarandon... La liste des gens qui t'ont fait confiance est longue, et méchamment classe. On a perdu un bonhomme, au sens le plus affectueux du terme.


=> https://youtu.be/F3OrcgTee6s


Si j'en juge par ce magnifique tribute, je suis pas le seul à qui tu manques, Tony.


Malgré l'accueil du film, Metropolitan avait pris a peine de sortir un coffret DVD exceptionnel, bourré de bonus captivants au milieu desquels trône une longue interview de Mickey Rourke où il revient sur dix ans écarté des plateaux. Ailleurs, le making of te montre en train de t'éclater comme un gosse à réaliser ce film. A un moment, tu piques la place du cadreur pour filmer Keira Knightley qui joue du nunchaku dans une ruelle. Bien entouré, sûr d'accoucher d'un OVNI excessif, tu t'es lâché comme jamais sur Domino, sans te soucier des feux rouges.


Un putain de manifeste ce biopic là, jusque dans l'apparition hilarante de Tom Waits en plein désert, au son d'un de ses propres titres, Jesus gonna be here. Quelques minutes avant, Edgar Ramirez caressait le visage d'une Keira brûlée par le soleil et des contrastes ahurissants. Un plan irréel, férocement canon. A l'image de tout le film, et du générique final. Seuls les prénoms des comédiens y sont inscrits, comme une grande famille. Décédée peu avant la sortie du long-métrage, la vraie Domino y fait une apparition. Une vie hors-normes et incomprise pour un film hors-normes et instable, totalement cramé. Un antidote à l'académisme et un défi à cent ans de grammaire cinématographique. Plus aucune balise, que de l'énergie brute.


La virée est explosive, ivre d'intensité. Des plans qui s'entrechoquent, parfois au sein du même cadre. Lucy Liu, Mena Suvari, Christopher Walken, Jacqueline Bisset et Jerry Springfied. Un poisson rouge, deux acteurs de la série Beverly Hills et un Afghan tueurs de chats.


Une tranche de vie à laquelle on a mis le feu pour en tirer l'essence chaotique.


T'as dû aller chercher ce maverick de Samuel Hadida pour financer ça. Les producteurs habituels ne voyaient pas l'intérêt de ce projet. Total, t'as emmené mon système nerveux en territoire inédit. Domino, c'est toi et une fillette paumée qui taillent la route. Ce film est difforme, sublime d'acharnement plastique et va direct aux tripes, sans excuses bidon.


Et mon petit coeur t'en remercie.
Repose en paix, Anthony David Scott.


Podcast : https://youtu.be/zFOnoPUSwKw

Fritz_the_Cat
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le 19 août 2017

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Fritz_the_Cat

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