Dr Jekyll et les femmes, connu sous le nom premier Le cas étrange du Dr Jekyll et Miss Osbourne en référence au livre de Stevenson et à sa supposée version originelle, est sans conteste l'un des films du réalisateur polonais les plus perturbants, ou du moins celui qui se rapproche le plus du cinéma déviant célébré en ces lieux. De cette adaptation de la première version du roman, qui aurait été brûlée par la femme de Robert Louis Stevenson, celle-ci ne supportant pas son sulfureux contenu, Borowczyk livre un hommage personnel en accord avec ses propres obsessions.


Seconde collaboration entre Walerian Borowczyk et l'acteur allemand Udo Kier, qui avait campé l'année précédente une autre figure horrifique, Jack l'Éventreur dans Lulu (1980), Dr Jekyll et les femmes marque également la troisième rencontre du réalisateur polonais avec sa seconde muse, l'actrice italienne Marina Pierro, après Intérieur du Couvent (1978) et Les héroïnes du Mal (1979). Dernier long métrage notable de son auteur, Dr Jekyll et les femmes s'affirme comme la quintessence de son art, Borowczyk y associant brillamment nombre d'éléments formels et narratifs passés. Mieux, transposition radicale et unique du classique de Stevenson, la noirceur et la violence sont à mettre au crédit de la réussite de ce film libertaire, qui fut taxé à sa sortie par « certains critiques de complaisance sado-masochiste » comme l'évoqua Jean-François Rauger en préambule à sa projection lors de la Soirée bis consacrée à Boro le 10 mars 2017.


Du choix délibérée de trahir l'œuvre originelle en y ajoutant une compagne au docteur Jekyll et un acteur différent pour jouer Hyde (le saisissant Gérard Zalcberg), Borowczyk s'affranchit du modèle et de la thématique du dédoublement, et des autres adaptations, pour en livrer une lecture transgressive, jusqu'au-boutiste et multiple à travers cette étrange histoire mettant en scène deux êtres amoureux consumés par la folie. Inspiré par ce roman d'épouvante décrivant avec mordant l'hypocrisie sociale de la haute société victorienne, Boro prolonge cette critique en la corrigeant à sa convenance. Préambule et avertissement à cet amoralisme libérateur, la mise à mort de la petite fille par Hyde en début de film suit ainsi le même processus que le fameux coït bestial déclenchant l'éveil au désir de la jeune Lucy dans La Bête, la découverte de la canne contondante et le récit de ce sordide fait divers auprès des convives provoquant leurs condamnations à mort. Mais si le phallus proéminent de cette bête mi-loup mi-ours revêtait la forme du fantasme initiatique d'une innocente jeune femme, celui de Mr Hyde, de taille grotesquement équivalente, devient désormais une arme létale. Hyde n'incarne plus dès lors seulement l'hideuse face cachée de la haute société victorienne, il devient également le bourreau des responsables et complices du patriarcat qui réprime la femme Borowczykienne (Charlotte qui s'adonne au plaisir en s'offrant à Hyde devant son père, et Fanny qui par amour se transforme en « Miss Hyde »).


Film dont l'action est concentrée dans un espace spatio-temporel clos, dans une maison durant une seule nuit, Dr Jekyll et les femmes emprunte aussi nombre d'aspects au volet « Erzsébet Báthory » des Contes Immoraux du même auteur. L'histoire du point de vue de Fanny Osbourne s'apparente ainsi à une relecture du troisième conte, la fiancée du Docteur Jekyll synthétisant à elle seule l'ensemble des personnages féminins, de la comtesse, à son amante le page, aux jeunes paysannes : le lieu, une demeure labyrinthique composé d'un enchevêtrement de couloirs et de chambres, le voyeurisme des différents protagonistes, la potion désinhibante, et enfin le duo amoureux meurtrier. Différence notable pour le dernier point, alors que le page Istvan trahissait finalement Erzsébet Báthory rétablissant par la même l'ordre patriarcal, Fanny au contraire se joint à son amant destructeur en poignardant sa propre mère.


Premier film du cameraman Noël Véry en qualité de chef opérateur, le premier ayant pris congé quelques jours après le tournage pour incompatibilité d'humeur avec le cinéaste, ce proche de Boro (leur première collaboration date de 1968 avec Goto, l'île d'amour) livre ici une photographie en phase avec l'esthétique Borowczykienne : une image brumeuse surréelle à l'apparence faussement douce, et des cadrages soignés inspirés par l'œuvre du peintre Vermeer (dont un des tableaux est offert aux Jekyll par les Osbourne en guise de dote). Point final à ce film à la beauté vénéneuse, la musique composée par Bernard Parmegiani, un des pères de la musique concrète qui avait déjà collaboré avec Boro en 1965 pour son court métrage Le dictionnaire de Joachim, conforte l'ambiance malsaine et dissonante tissée par le cinéaste.


A (re)découvrir.


http://www.therockyhorrorcriticshow.com/2017/03/dr-jekyll-et-les-femmes-walerian.html

Claire-Magenta
8
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le 2 juin 2017

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Claire Magenta

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