S’il est un talent dont Felix van Groeningen a fait preuve avec consistance au fil de sa carrière, c’est bien celui de peindre l’âme humaine avec une justesse rare. Sans artifice, en sachant simplement cueillir sur les visages les bribes d’émotions dont d’autres ne décèleraient pas la puissance, il nous laisse lire dans ses personnages comme dans des livres ouverts sur nous-mêmes. Si Des jours sans amour apparaît moins abouti que les films qui l’ont suivi en termes de réalisation, sa fougue et sa sincérité en émergent avec d’autant plus de pureté.


Elle


Des jours sans amour, c’est l’histoire de Kelly la brune qui, après trois années à l’étranger, revient en Belgique pour s’apercevoir que la pire chose imaginable est arrivée à son groupe d’amis de l’époque : la vie. C’est le choc d’une réalité à deux vitesses, parce que l’on a voulu aller de l’avant, quitter un monde qui n’était pas assez intense, pas assez rapide, pour comprendre au moment de le retrouver qu’il ne nous a pas attendu. Que peut-être justement parce que tout était si monotone là-bas, que l’horizon était si bas, ceux qui y sont restés ont dû trouver en eux-mêmes les moyens d’avancer, et qu’avancer est toujours un renoncement. C’est un rapport au passé opposé, mais pourtant similaire à celui de La Merditude des choses : dans l’un, la déception de retrouver une eau stagnante ; dans l’autre, la blessure d’être confronté à de nouvelles feuilles.


Pourtant, ce renouveau n’est pas un fait accompli, mais un équilibre précaire, peut-être illusoire. Kelly la brune revient et bouleverse tout, parce qu’elle brille encore, brûle encore, que l’énergie du passée est encore présente en elle et se rappelle à ceux qui s’en sont détournés. Sa présence ravive les braises de ce qu’elle avait laissé irrésolu, et renvoie chacun à ses regrets d’une insouciance qu’il n’a su retenir, et dont la fougue naïve préfigure Belgica. Tout cela a été enterré par le compromis, l’assagissement, le passage à l’âge adulte en somme. Pourtant, qu’est le passage à l’âge adulte sinon un guide pour donner une contenance à sa vie ? Pour occuper son esprit et détourner son âme de la violente lucidité qu’il n’y a aucun sens à tout cela ? Kurt a une femme, un gosse, un chien ; pourtant il n’y a là aucune réponse, et les plaies de son passé sont encore à vif.


C’est que, pour Kelly la brune, la douleur n’est pas tant de constater que ses amis ont continué leur chemin en son absence, mais de voir qu’ils ont perdu leur étincelle. Rangés dans des vies de couple certes aimantes, mais qui les restreignent, qui étouffent leur identité. Empêtrés dans la médiocrité de responsabilités dont ils ne veulent pas, dépouillés de leurs ambitions. Kelly la brune est pour eux ce que Sofia est à Platonov : le rappel des espoirs qui animaient leur jeunesse, et dont ils se sont écartés par une série d’accommodements si anodins qu’ils n’ont pas vu jusqu’où ils les emmenaient. Soudain confrontés, à travers leur ancienne amie, à l’image de leurs rêves passés, ils prennent soudain conscience d’à quel point leur trajectoire en a dévié. Les briques de leurs maisons deviennent alors les barreaux d’une prison.


Pour autant, ont-ils eu tort de s’éteindre ? La vie laisse-t-elle seulement un autre choix viable ? C’est l’absence de réponse possible à cette question qui tiraille l’œuvre de toute sa mélancolie. Ce passé tant regretté, il est impossible d’y revenir, même en y sacrifiant le présent. L’histoire ne peut s’écrire que dans un seul sens, et trop a été appris, trop a été aimé, trop a été souffert pour faire comme si de rien n’était. Que reste-t-il des jours heureux ? Des souvenirs qui étincellent à nous en brûler les pupilles. Des souvenirs auxquels tous ne sont pas sûrs de survive. Comment continuer à aller de l’avant, après avoir compris que tout bonheur et toute innocence sont destinés à être perdus ? Qu’il ne reste plus, devant nous, que des jours sans amour à présent que l’intensité de l’univers tout entier a diminué.


Des jours sans amour. Toute la mélancolie est déjà dans le titre. Parce que de l’amour comme énergie vitale, de la passion et de l’allégresse, ne demeurent que quelques bribes mises sous scellé par la raison. Non, les personnages ne sont pas malheureux. Ils réalisent simplement que jamais plus il ne seront heureux comme ils le furent avant. Parce qu’il s’agit tout simplement du cours de la vie. On peut bien tendre les doigts vers le passé pour essayer de s’y raccrocher un instant, il finira toujours par s’effondrer sous le poids des responsabilités du présent. Alors, on renonce à l’horizon des possibles pour souscrire à une vie de couple rassurante faute d’être épanouissante, à un travail stable faute d’être valorisant. Parce que c’est la chose raisonnable à faire. Cela ne signifie pas forcément que l’on a tort.


Toute la complexité de ces sentiments, Felix van Groeningen la capte à même le visage de ses acteurs. On y trouve toutes les nuances du regret : la culpabilité des actes que l’on a commis, l’angoisse d’affronter des blessures encore à vif, le bonheur de renouer un instant avec des bribes de souvenirs heureux, la nostalgie douloureuse des opportunités manquées, l’éclat fugace d’enfantillages devenus anachroniques, la reconnaissance de retrouver dans le regard de l’autre l’éclat de celui que l’on fut autrefois. Les mots, la plupart du temps, sont inutiles. L’émotion est là, brute, il n’y a plus qu’à la cueillir. Un seul sourire, un seul regard se charge d’une vie entière. C’est ce qui confère à Des jours sans amour, ainsi qu’à toute l’œuvre de son réalisateur, une humanité intransigeante, dévastatrice.


Moi


C’est un secret connu de ceux qui ont laissé derrière eux une vie qu’ils ont recroisée par la suite : cela fait mal de partir, mais cela n’apporte aucun réconfort de revenir. Tout a le goût de cendres dans un monde qui a continué de tourner sans nous. La déception de voir que d’autres ont été aimés après nous, alors que tout est resté intact dans notre mémoire. On pensait aller de l’avant, mais on l’a fait tout seul, et là où l’on aurait voulu revenir pour rapporter, comme un trésor, tout ce que l’on a appris sur nous, on n’a plus sa place. Un foyer abandonné n’en est plus jamais un.


Pourtant, ne pas s’arrêter. Toujours recommencer, pour continuer à briller, à brûler, d’une flamme sans cesse renouvelée. Ne pas se laisser capturer. Pour chaque fois avoir un royaume vierge à conquérir. Pour cela, payer le prix fort, enterrer tous ceux que l’on a aimés dans un passé dont ils ne ressurgiront plus. Pas par désamour, mais pour s’épargner la douleur de les voir en aimer un(e) autre qu’ils pourront mieux retenir. Ceux qui restent ont cet instinct paniqué de stabilité, c’est pourquoi il nous déçoivent ou nous dégoûtent : leur possessivité nous condamne à l’abandon et à la solitude.


Cela ne veut pas dire que ce soit pour toujours. Un jour viendra peut-être – sûrement – où nous nous rangerons. Mais ce jour n’est pas venu, nous sommes encore trop jeunes, car nous savons qu’après cette vie-là il n’y en aura pas d’autres – ou si peu. Alors à quoi bon se précipiter dans l’impasse avant d’avoir vécu tout ce que l’on avait à vivre ? Ce n’est pas le bonheur que l’on recherche, mais l’expérience engrangée. Pour agrandir notre âme, pour creuser notre identité, pour défier nos pensées. Aujourd’hui peut-être, nous sommes seuls. Mais le jour venu, nous nous reconnaîtrons.


Et vous ne nous aurez pas attendus.


.


The only people for me are the mad ones, the ones who are mad to live, mad to talk, mad to be saved, desirous of everything at the same time, the ones who never yawn or say a commonplace thing, but burn, burn, burn, like fabulous yellow roman candles exploding like spiders across the stars and in the middle you see the blue centerlight pop and everybody goes “Awww!"


Jack Kerouac

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le 7 janv. 2017

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Lila Gaius

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