Babouillec, ou les "ombres opalines dans le champ de la pensée"

Dernières nouvelles du cosmos est un peu comme ces "voyages immobiles" que chantait Etienne Daho. C'est une incursion en une terre si inconnue qu'on aurait pu même ne jamais la remarquer. Celle d'Hélène Nicolas (ou Babouillec, son nom de plume) et de son "cornichon de cerveau" comme elle s'amuse à le dire... Ce cerveau qui ne fonctionne pas comme les autres et qui se bat, contre sa volonté à elle, pour garder secrets tous les trésors qu'il recèle. Ce cerveau qui depuis plus de 30 ans maintenant tente de retenir captif son esprit lumineux, comme une prison qui refuserait de partager sa magnifique lumière avec le reste du monde, mais dont le béton petit à petit se fissure, se craquelle, dont les barreaux se descellent très lentement grâce à l'infatigable dévouement d'une mère qui a mis son enfant au centre de sa galaxie pour trouver un moyen de l'atteindre.


Ce documentaire de Julie Bertuccelli nous invite à faire la connaissance de cette prisonnière, diagnostiquée dès son plus jeune âge comme une "autiste déficitaire", et de sa mère, Véronique Truffert, qui s'occupe d'elle au quotidien depuis qu'elle a réalisé que les institutions étaient impuissantes à l'atteindre et à la faire sortir de son incapacité totale à communiquer. Armée d'une infinie patience, elle s'est acharnée année après année à pousser Hélène à se reconnaître elle-même, à reconnaître et établir un contact avec les objets, les choses, et finalement les gens autour d'elle. Jusqu'au jour où, grâce à un très heureux hasard, elle réalise avec stupéfaction que sa fille sait lire alors que tout ce qu'elle a connu de l'école était une très brève tentative d'aller à la maternelle, et que personne n'a jamais pu lui apprendre ne serait-ce que les rudiments de la lecture. Or, Hélène est capable spontanément de reconnaître et de remettre de petits objets à leur place grâce à leurs noms écrits dessus! Encouragée par cette découverte, Véronique invente un moyen ingénieux de communiquer avec sa fille, via de petits carré de carton sur lesquels des lettres sont collées, et qu'elle dispose dans les cases d'un cadre en bois selon l'ordre alphabétique... Un premier pas de géant franchi dans l'entreprise d'évasion de l'esprit d'Hélène, car à partir de ce moment crucial, de véritables trésors de poésie, de littérature, de réflexion philosophique, se mettent à jaillir de celle qui deviendra l'auteure Babouillec.


Tout aussi incroyable que le contenu de ce qu'elle écrit, son orthographe parfaite n'a rien à envier à celle d'un Académicien, et la profondeur de sa réflexion et de sa capacité à saisir et manipuler des concepts abstraits pourrait en faire aisément une chercheuse en philosophie! Et pourtant, ce bout de femme a l'apparence trompeuse d'une gamine attardée, à laquelle on ne donnerait au premier abord pas plus de 16 ou 17 ans d'âge, pour un QI de 50 tout au plus! La parfaite illustration du vieil adage disant que les apparences sont trompeuses. Elle tire la langue, bave, fait de grands gestes désordonnés, crie, est encore incapable d'avoir une conversation orale suivie, sait à peine tenir une fourchette, ne peut pas lire et tourner les pages d'un livre... Et pourtant, lorsqu'elle se met à écrire, ou à répondre via ses petites lettres aux questions qu'on lui pose, se révèle un esprit non seulement vif, mais aussi brillant, capable de laisser pantois un chercheur en mathématiques incapable de répondre à l'une de ses propres questions fondamentales!


Babouillec a même écrit un livre ("Algorithme éponyme", paru chez Christophe Chomant éditeur en 2013) qui, au moment où le documentaire est réalisé, est sur le point d'être adapté au théâtre par le metteur en scène Pierre Meunier, et qui sera même joué au festival d'Avignon!


On pourrait reprocher à ce documentaire de ne pas user de moyens tels qu'un commentaire en voix-off ou de "synthés" présentant les différentes personnes qui y côtoient Hélène et sa mère, et de ne pas expliquer suffisamment au spectateur le contexte dans lequel il a été réalisé... Mais c'est justement l'une de ses forces en définitive: il ne prend pas le public par la main sans arrêt pour tout décrypter mais le laisse au contraire découvrir cette personnalité hors-norme via une mise en images brute et authentique, faisant place à la stupéfaction, aux questionnements et à l'émotion que la personnalité de son sujet ne peut manquer de susciter.
Une séquence un peu à part pourrait en mettre certains mal à l'aise, car elle présente "Babouillec" dans son corps d'Hélène, alors qu'elle va se baigner dans la mer, et qu'il est un peu troublant de voir cette enfant dans ce corps de femme en maillot dont elle semble ne pas avoir pleinement conscience, mais là encore, si la couper au montage aurait sans doute satisfait ceux qui y verraient un voyeurisme un peu malsain, la conserver ne fait que souligner la personnalité profonde de cet être complexe qui s'offre à notre regard malgré sa timidité profonde, car il s'agit de dépasser sa pudeur qui l'a si longtemps et si durement isolée.


C'est dire si son esprit fourmille de tout un tas de choses qui, comme elle le dit elle-même, font "péter l'arc-en-ciel de l'adrénaline". Et c'est là le plus grand mérite de ce film qu'est Dernières nouvelles du cosmos, c'est-à-dire à travers l'histoire fascinante de cette auteure proprement exceptionnelle au sens premier du terme, nous faire réaliser que les autistes (et les gens considérés comme "différents" en général) sont de vraies personnes comme vous et moi, et que notre société ne doit surtout plus les ranger dans des boîtes dont ils ne sortiront plus jamais, en les considérant comme des débiles inadaptés dont on ne pourra jamais rien tirer! Hélène/Babouillec et sa mère Véronique sont les preuves vivantes qu'avec de la volonté et beaucoup de patience, il est possible de les atteindre, de les amener vers le monde, de leur permettre de toucher enfin du doigt un bonheur bien réel (et quand on voit l'espièglerie et la joie qui habitent Hélène, aucun doute n'est plus permis en la matière), et parfois de découvrir des merveilles insoupçonnées voire inimaginables, et à côté desquelles ce serait un terrible crime de passer sans les voir.


"C'est un moment fort où se réveille l'eau qui dort" Etienne Daho.

CharlesLasry
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le 12 déc. 2016

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Charles Lasry

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