Happé par l’univers hospitalier à l’occasion d’une embolie pulmonaire, Nicolas Philibert en ressort, il y a quelques années, avec le projet de ce documentaire : se pencher sur le travail et la formation des spécialistes du soin, celles et ceux qui ne se contentent pas d’édicter le suivi du protocole du sein de leur staff, mais sont au plus près du corps du malade, entrent en contact avec lui autrement que sous anesthésie, les infirmières et infirmiers.


En résulte un film structuré en trois chapitres, portant chacun pour titre un vers d’un quatrain du poète Yves Bonnefoy, et chacun centré sur l’une des étapes de la formation des étudiants infirmiers :
I. « Que saisir sinon qui s’échappe » : les premiers contacts, cours théoriques et exposés d’hygiène.
II. « Que voir sinon ce qui s’obscurcit » : applications semi-pratiques, sur les camarades d’étude ou les mannequins.
III. « Que désirer sinon qui meurt, Sinon qui parle et se déchire ? » : le contact. Contact avec de vrais corps, de vrais malades, une vraie souffrance... Étape cruciale, où l’engagement dans le métier trouve son sens et son centre.


C’est sans conteste ce troisième et dernier volet qui achève de lester le documentaire et de dégager sa portée. Éminemment sensible à la question de l’apprentissage - depuis « Le pays des sourds » (1993), en passant par « Être et avoir » (2002) ou même, d’une certaine façon, « La Moindre des choses » (1997) -, le réalisateur, ici également directeur de la photographie et monteur, sait capter ces moments bouleversants où une vocation se confirme ou vacille.


De manière singulière, mais aussi peu étonnante quand on connaît Nicolas Philibert et son art du contrepoint, c’est dans des scènes qui ne montrent pas directement un rituel de soin classique que le questionnement sur ce geste et ce qu’il met en jeu est poussé le plus loin. Une scène de plein air, dans le jardin d’un hôpital psychiatrique, où un jeune infirmier, en tenue civile, s’entretient avec une résidente âgée. Dans la conversation qui s’envole au vent, dans ces souvenirs évoqués, dans ces sourires de la bouche édentée adressés au beau jeune homme, où passe la limite entre l’anodin et le soin ? Le soin le plus miraculeux n’est-il pas celui qui ne se donnera pas pour tel ?...


Autre séquence marquante, celle qui recueille les entretiens officiellement institués entre des infirmiers expérimentés et les jeunes impétrants, au terme de tel ou tel stage, puisque leur parcours est jalonné de six stages obligatoires, à choisir librement parmi un panel proposé. Entretiens à cœur ouvert, où le positif est valorisé, tout autant que le négatif avoué. La bienveillance et la profonde intelligence des conseillers sont impressionnantes, mais ne parviennent pas toujours à endiguer les larmes des jeunes gens, quand elles ne favorisent pas l’écoulement de ce trop-plein. Et l’on mesure alors à quel point le personnel soignant a lui-même besoin d’une écoute, d’une phorie dont il fasse l’objet, tant sont exigeantes, souvent épuisantes, les sollicitations dont il est la cible...


À l’heure où le gouvernement envisage de supprimer ces entretiens et de décréter un recrutement des infirmiers uniquement sur dossier, à l’heure où les infirmières se plaignent à juste titre de leurs conditions de travail et du privilège accordé au nombre des soins, au détriment de leur qualité - une plainte qui est discrète, mais bien présente dans le film -, on mesure le caractère nécessaire de la démarche entreprise par Philibert. Sans tomber dans le syndrome « Big Mother » dénoncé par Michel Schneider, il est grand temps de replacer l’humain au centre de la machinerie hospitalière : l’humain malade et l’humain soignant qui lui accorde une attention « de chaque instant »...

AnneSchneider
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le 13 sept. 2018

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