Trois jeunes filles sont envisagées, frontalement, dans le cadre d’une glace sans tain : Marie de Heredia (1875-1963) et ses deux jeunes sœurs, filles du grand homme de lettres José-Maria de Heredia (1842-1905), font des mines et s’observent dans le miroir, inconscientes des regards masculins qui, de l’autre côté du mur, pèsent sur elles, et des voix qui les commentent comme des bêtes à vendre. Dès ses plans d’ouverture, la scénariste Lou Jeunet, qui réalise ici son premier long-métrage de cinéma, pose clairement les enjeux : il sera bien question de regards, de désirs, de liens hommes-femmes, à la fois sous l’angle érotique et sous l’angle sociétal.


La réalité, à travers les photographies et les billets découverts dans les archives du poète Pierre Louÿs (1870-1925), inspira en effet Lou Jeunet, associée à Raphaëlle Desplechin pour l’écriture du scénario. Nombre de ces traces indiquaient en effet une liaison très passionnée de quatre ans avec Marie de Heredia, qui s’offrit tout entière à l’objectif photographique de l’écrivain, alors que ses parents l’avaient mariée, pour des motifs financiers, au riche Henri de Régnier (1864-1936), ici incarné avec autant de sensibilité que de dignité par le toujours excellent Benjamin Lavernhe. C’est cette liaison, dense, tumultueuse, et scellée finalement par le mariage du poète volage avec la jeune sœur de Marie, que Lou Jeunet entend saisir ici.


Histoire de libertinage, mâtiné de voyeurisme esthétisant, pourrait-on croire, d’autant que c’est ce que semble annoncer le titre, les « curiosa » étant des objets, littéraires ou esthétiques, supposés piquer la curiosité et troubler les sens par une suggestivité érotisante... Lou Jeunet tient les promesses du titre mais fait bien plus que cela. Loin de se limiter au caractère potentiellement mécanique d’un exercice intellectuel censé faire la nique aux conventions, elle dégage d’emblée la portée et les risques d’un tel « jeu ».


Un mot s’impose ici concernant l’excellence des interprètes, et principalement de la figure de Marie, déterminante, puisque le scénario adopte et suit son point de vue. La fine et vibrante Noémie Merlant lui prête vie de la tête aux pieds, avec des nuances et une délicatesse de jeu qui permettent de l’envelopper tout entière, de sa plastique la plus impudiquement offerte aux remous les plus contradictoires des sentiments qui l’habitent et la bouleversent. Niels Schneider campe de façon très convaincante, avec tout le charme qu’on lui connaît déjà, ce personnage de séducteur très séduit, dépassé par son propre jeu.


L’image très subtile de Simon Roca, servie par les décors de Yann Mégard et par les costumes de Valentine Breton des Loÿs, restitue de façon très sensible le caractère figé, laqué, raide, d’intérieurs bourgeois appelés à n’abriter que des histoires très convenables. La nudité des corps et le volcanisme des sentiments qui osent s’y inscrire n’en apparaissent que plus transgressifs. Une transgression qui est dite et portée par la musique électronique, très belle, allante, vibrionnante, d’Arnaud Rebotini ; des kyrielles de notes s’égrènent, courent, illustrant la vivacité du désir et de la vie que rien n’arrête, et qui ne tolèreraient pas de se voir encagés dans un compartiment temporel plus ou moins daté.


Parallèlement à cette vie affirmée, revendiquée, la caméra de Lou Jeunet est calme, posée, et rend perceptible le risque radical qui se trouve consenti dans l’approche de l’autre, la gravité d’un baiser. Le badinage érotique, sous son œil, n’a rien de léger, puisque son regard réussit la prouesse de ne pas s’arrêter aux enveloppes charnelles, au dévoilement des corps, mais, voyeurisme suprême, parvient à capter la manière dont ses protagonistes se trouvent submergés par des sentiments qui se voient, à leur tour, radicalement mis à nu.


En effet, sous l’offre de son corps à l’œil cyclopéen de l’appareil photo, la réalisatrice fait transparaître sans fard le don bien plus profond d’elle-même auquel se livre l’héroïne, afin de se voir recueillie corps et âme par l’œil de son amant. Formidable regard, aussi, de la regardante qu’est Lou Jeunet, qui sait traverser les surfaces et sonder, pareille à Dieu, « les reins et les cœurs », et que l’on suivra, désormais...

AnneSchneider
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le 19 juil. 2019

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Anne Schneider

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