Peut-on regarder la mort en face ? La Rochefoucauld croyait que c'est impossible. Bergman relève le défi dans "Cris et Chuchotements" en plaçant sa caméra sur un lit d'agonie. Dans le manoir familial, l'aube s'infiltre à travers un parc magnifique jusqu'au lit d'Agnès, qui endure le martyr. Elle n'appelle pas Maria, endormie dans le salon voisin un livre à la main. Agnès souffre seule, se lève malgré la douleur, écrit quelques mots dans son journal, se recouche épuisée. Ses deux sœurs - Maria et Karin - sont venues partager le calvaire d'Agnès, mais en sont-elles capables ?


Le film analyse au scalpel les derniers jours d'Agnès, dont les souffrances inouïes annoncent l'inévitable agonie, période rythmée par deux visites : celle du docteur venu constater l'impuissance médicale, celle du pasteur prononçant l'éloge funèbre d'Agnès : "Sa foi était plus forte que la mienne..." L'action dévoile les relations entre les trois sœurs, répliques féminines des frères Karamazov de Dostoïevski. Entre elles circulent des sentiments violents de haine, d'amour et d'indifférence glaciale, que Bergman rend visibles avec un filtre rouge enflammant leurs visages d'une aura sanglante, palpitante.


Agnès, cette jumelle d'Aliocha, est-elle dévorée par un cancer ou par les mensonges et la haine ravageant sa famille ? Sur le point de mourir, elle est reconnaissante pour avoir connu le bonheur, entourée des êtres qu'elle aime. La pureté de son amour pour sa mère, ses sœurs et la servante Anna, Bergman la symbolise par le blanc, blanc comme ses chemises de nuit de malade et son visage grisâtre tordu de souffrance. Une des plus belles scènes du film montre Anna et les trois sœurs, resplendissantes de blancheur dans leurs belles robes d'été, marchant sur un gazon de feuilles mortes entre les arbres du parc par une journée ensoleillée - parfaite.


Maria ressemble à Dimitri Karamazov par son insatiable besoin de volupté. Elle trompe son mari avec le médecin venu soigner la fille d'Anna, exerce sa coquetterie envers les hommes ou sa sœur Karin, qu'elle espère séduire par des mots doux, des caresses ou des baisers. Elle aime mentir et dissimuler, d'où son goût pour l'adultère. Le jeu de Liv Ulman est d'une rare perversité, ses mines affectées et ses sourires en coin incarnent à merveille les vices de Maria. Bergman lui attribue la couleur noire, comme son âme égoïste, qui l'empêche de veiller au chevet d'Agnès en cette nuit de cauchemar. Maria ne supporte ni les râles d'agonie d'Agnès, ni le fantôme de sa sœur qu'elle touche avec répugnance, elle hurle de terreur et s'enfuit prise de panique.


Karin cache derrière son physique de femme sculpturale, fière et sûre d'elle, des gouffres de désolation. Comme Ivan Karamasov, c'est la plus cultivée, l'intellectuelle, elle n'aime personne et fuit tous les contacts physiques. Le rouge la caractérise, symbolise sa haine viscérale envers Maria l'hypocrite et son époux diplomate, une haine se retournant en haine de soi (automutilation des organes génitaux). Rouge comme son propre sang, dont elle se barbouille le visage pour mieux narguer le mari détesté, rabougri et mesquin, aussi laid de corps que d'âme : "Tout n'est que mensonges, rien que mensonges !"


Pourtant, les deux sœurs maléfiques peuvent, le temps d'une parenthèse magique rythmée par le violoncelle d'une partita de Jean-Sébastien Bach, échanger des chuchotements inaudibles, des attouchements maladroits, lorsqu'elles renoncent aux paroles menteuses, ouvrent leurs âmes à l'harmonie d'une musique, fragile et miraculeuse. Mais cette harmonie restera sans lendemain.


Maria et Karin, prisonnières de leur vie mensongère, sont incapables d'aider Agnès, de la soulager avant sa longue agonie. Si la famille est défaillante, l'humble Anna veille sur sa maîtresse, se montre humaine et compréhensive. Dans son lit de malade, Agnès s'agrippe au corps d'Anna, repose sa tête contre sa poitrine et puise dans sa compassion des forces pour affronter la douleur et l'épuisement. Leurs chuchotements de femmes sont un contrepoint de lumière aux cris de terreurs qui échappent à Maria, aux cris de désespoir de son mari quand il découvre son infortune, ou aux râles d'agonie de la malade jusqu'à ce que la mort ne l'empoigne.

Créée

le 15 oct. 2018

Critique lue 373 fois

3 j'aime

Critique lue 373 fois

3

D'autres avis sur Cris et chuchotements

Cris et chuchotements
Colqhoun
10

Critique de Cris et chuchotements par Colqhoun

Une femme se meurt lentement, depuis plusieurs années. Ses deux sœurs et une servante se relaient à son chevet pour l'accompagner dans ses derniers instants. Face à la douleur et à cette mort...

le 5 août 2010

35 j'aime

2

Cris et chuchotements
guyness
7

Fondu au rouge !

Est-ce que l'ex-groupe de Jack White (White Stripe) a vu ou s'est inspiré du film d'Ingmar Bergman ? Mystère ! (j'ai en tout cas jamais lu quoi que ce soit allant dans ce sens). Toujours est-il que...

le 12 août 2011

34 j'aime

11

Cris et chuchotements
BorisBenateau
10

"Il est tôt lundi matin, et je souffre"

Si Cris et chuchotements est un film au rythme lent, c’est que Bergman nous donne le temps de souffrir. Entre les instants d’agonie intense et les « accalmies » qui laissent ressurgir des douleurs...

le 28 avr. 2020

23 j'aime

10

Du même critique

Pensées
lionelbonhouvrier
10

En une langue limpide, un esprit tourmenté pousse Dieu et l'homme dans leurs retranchements

Lire BLAISE PASCAL, c'est goûter une pensée fulgurante, une pureté de langue, l'incandescence d'un style. La langue française, menée à des hauteurs incomparables, devient jouissive. "Quand on voit le...

le 10 nov. 2014

30 j'aime

3

Le Cantique des Cantiques
lionelbonhouvrier
9

Quand l'amour enchante le monde (IVe siècle av. J.-C. ?)

Sur ma couche, pendant la nuit, j’ai cherché celui que mon cœur aime ; je l’ai cherché et je ne l’ai point trouvé. Levons-nous, me suis-je dit, parcourons la ville ; les rues et les places, cherchons...

le 9 nov. 2014

23 j'aime

7