S’il fallait rattacher le cinéma de Teresa Villaverde à une idée synthétique d’un certain cinéma portugais contemporain (au hasard : Pedro Costa, Rita Azevedo Gomes, João Pedro Rodrigues, Miguel Gomes), c’est sans doute dans leur trajectoire esthétique, absolument à rebours de leur époque, vers une sorte d’épure totale. Epure picturale, rythmique, sonore : de l’un à l’une cet argument y trouvera plus ou moins sa place. S’y matérialise alors une forme d’immobilisme, où l’idée même de confrontation est étouffée, hors-champ ou même hors-film, comme pour en faire mieux ressortir l’immense intensité d’un hurlement, lui, bien réel. De Os Mutantes (sans doute son opus le plus célèbre) à Contre ton cœur (Colo), une singularité commune : celle d’identifier, en sous-marin, l’aveu d’une crise structurelle par le biais d’une autre, intime. Dans le premier, le destin chaotique d’une jeunesse portugaise née après Salazar venait bousculer le socle d’une société conservatrice en décalage idéologique – dans le second, la lente décomposition d’une famille chamboulée par la précarité tentait d’illustrer la violence sociale de la crise économique de 2010. Plus que la structure, c’est l’institution qui sert de leitmotiv à Villaverde – la famille, plutôt qu’un refuge humaniste isolé du capitalisme et du nationalisme (comme c’est le cas chez d’autres cinéastes du social, comme Loach ou les Dardenne) n’en est qu’un prolongement axiomatique.


C’est sans doute à partir de cette idée là qu’on pourrait synthétiser le cinéma de Villaverde comme résolument féministe : dans cet état des lieux des matrices symboliques qui nous emprisonnent, difficile de passer à côté de celle qui la transfigure le plus – le patriarcat. C’est d’ailleurs la grille de lecture la plus complète de sa filmographie : celle d’un female gaze absolument pas conceptualisé, qui vient décrypter sans trop de bondieuseries les carcans d’oppression d’une femme en apprentissage – point d’entrée quasi systématique de ses films – qu’il s’agisse, pour les exemples les plus visibles, de l’avortement dans Os Mutantes (rappelons que celui-ci ne sera dépénalisé qu’en 2007 au Portugal) ou du viol dans Transe. Mais là où le cinéma de Villaverde s’émancipe de ces rapports très physiques au féminisme, c’est justement dans sa lecture systémique de l’environnement de ses personnages, éponges mutiques d’une réalité qui n’énonce pas directement ses intentions malveillantes. L’oppression – dont les victimes sont aussi ses personnages masculins – n’est pas tellement une injonction qu’une conséquence ; la pauvreté (dans Contre ton cœur) n’est alors pas tellement un état figé qu’un réseau d’actions – comment se nourrir ? comment trouver de l’argent ? C’est d’ailleurs en cela que, à l’opposé de l’immobilité de ses cadres et du rapport contemplatif de ses personnages au monde, son art est bel et bien un cinéma du mouvement pur. La notion de « victime » y devient moins rigide, plus proactive – cela peut paraitre banal, mais il convient de le souligner : les personnages de Villaverde ne se laissent pas abattre ; peut-être aussi parce qu’ils n’ont parfois pas une conscience d’ensemble de leur condition, ce qui impose une distance avec toute forme de misérabilisme. La souffrance, contenue, est laissée à l’usage seul des spectateurs.


Vivienn
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le 27 mars 2023

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