« Résister ». Tel est le mot que grava, sur la margelle d’un puits, Marie Durand (1711-1776), grande figure du protestantisme, durant sa détention dans la Tour de Constance, à Aigues-Mortes, de 1730 à 1768. Telle semble être également l’unique action à laquelle devront se vouer les trois « compañeros » suivis par le réalisateur et scénariste uruguayen Alvaro Brechner lors de son troisième long-métrage. Il s’agit là de trois membres importants du mouvement révolutionnaire Tupamaros auxquels le réalisateur a consacré quatre années de recherches, dans un réel souci de précision historique. Arrêtés dès 1972, ou à l’occasion du coup d’État militaire de juin 1973, José « Pepe » Mujica, né en 1935 (Antonio de la Torre), Eleuterio Fernández Huidobro (1942-2016) (Alfonso Tort) et l’écrivain journaliste Mauricio Rosencof, né en 1933 (Chino Darín), deviennent tous trois des otages de la dictature militaire et, en tant que tels, sont transportés conjointement de prisons en lieux de détention aussi secrets que précaires. Pendant douze ans (d’où le titre original « Une nuit de douze ans »), jusqu’à leur libération en 1985, les trois compagnons de lutte sont ainsi régulièrement déplacés et détenus dans des lieux qui n’étaient souvent pas même des cellules. Les moments de transit, sac sur la tête, étaient les seuls qui les réunissaient, puisqu’ils étaient chacun condamnés à l’isolement et à une absence de communication radicale.


Comment, dès lors, transcrire et resserrer dans le temps d’un film ces douze années de tortures physiques puis mentales, effets de la détermination des militaires à « rendre fous » leurs prisonniers, à défaut de les avoir assassinés d’emblée ? C’est ici qu’intervient le génie : génie du scénario, qui, une fois posées les informations liminales, adhère au point de vue des otages, ignorant tout, seconde après seconde, de ce qui les attend ou parfois même de ce qu’ils sont en train de vivre au présent. Génie de l’image, dans ses cadrages ou dans ses basculements, chavirements, tressautements, dans ses flous et ses brouillages. Hommage soit rendu au formidable travail de Carlos Catalán qui, cadrant souvent au plus près les suppliciés, fait entrer le spectateur dans l’ignorance, l’égarement, les doutes, les pâmoisons des victimes. Génie du travail sur le son, dans sa captation comme dans sa trituration : pas moins de quatre techniciens, pour restituer l’intensification des sons de la prison, leur violence, leur brutalité, leur disparition ou au contraire leur multiplication... C’est sans doute cet ingrédient cinématographique qui permet le plus spécifiquement de partager la folie des personnages, et notamment celle de « Pepe » Mujica, puisque le son, à lui seul, ne donne pas immédiatement les moyens de discriminer le réel du fantasmatique...


Génie, enfin, de l’interprétation et de l’engagement de tous les acteurs, qui inscrivirent le rôle jusque dans leur chair en perdant chacun une quinzaine de kilos. Il faut voir le corps christique d’Alfonso Tort et son visage émacié, le plus impressionnant des trois dans la performance de la maigreur. Remarque qui n’ôte rien à l’intensité et à la justesse confondante de son jeu. Le personnage incarné par Chino Darín, du fait de son statut d’écrivain, rend particulièrement sensible à la dimension aléatoire et imprévisible du sort des détenus : alors que toute extraction de la cellule promet soit un transport inopiné soit une séance de torture, on découvre à travers lui que, vérifiant l’adage selon lequel « le pire n’est pas toujours sûr », elle peut aussi aboutir à une jolie séance de conseil épistolaire dans le domaine amoureux, tant est absolue la sujétion des détenus au bon-vouloir du chef militaire auquel ils sont provisoirement confiés ; selon que celui-ci est cruel ou inespérément humain, leur sort en est très directement impacté. Au chapitre de l’imprévisible, Alvaro Brechner ménage d’ailleurs très habilement une ou deux scènes qui, dénonçant l’absurde de la rigidité militaire, peuvent aussi faire naître un sourire dans l’obscurité et le silence pétrifié de la salle.


Mention spéciale, enfin, à Antonio de la Torre, acteur déjà beaucoup vu et qui a fait ses preuves. Mais ici, chargé d’incarner la folie de son personnage, il est saisissant, en ceci qu’il cesse d’être lui-même. Nombreux sont les moments où, au-delà de la tignasse de cheveux en bataille et de la barbe indomptée qui recouvrait les visages, ses traits, ses expressions disparaissent sous celles de José Mujica, celui des trois otages dont le psychisme vacilla le plus gravement, au point que la psychiatre très humaine (Soledad Villamil, superbe et marquante, malgré la brièveté de son rôle) qui le vit sur la fin de sa détention conclut à une psychose délirante. Force est ici de mentionner l’ouvrage du psychanalyste uruguayen longtemps exilé en France, Marcelo Viñar : « Exil et torture » (1989), qu’il rédigea à la suite de son travail, en tant que médecin et psychiatre, auprès de nombreux prisonniers politiques des dictatures latino-américaines. Il y consigna l’exil intérieur fréquemment provoqué par les séances de torture, un exil prenant la forme d’un délire, seul moyen, pour le supplicié, de se soustraire à ce qu’il subissait et, qui plus est, de s’y soustraire agréablement : les bourreaux médusés observaient fréquemment, au bout de plusieurs heures d’acharnement, le corps qu’ils malmenaient leur échapper dans des éclats de rire déroutants, ou bien des imaginaires de bien-être soudain, de plats délicieux absorbés avec volupté... Le phénomène donne d’autant plus à réfléchir que José Mujica est celui qui devint ensuite président de son pays, à soixante-quinze ans, de 2010 à 2015. Du délire, non pas comme manifestation d’une faiblesse mentale, mais au contraire d’une forme de puissance et de richesse de l’esprit...?


C’est à tous ces sentiments, toutes ces réflexions, riches et contradictoires, que nous convie cette nouvelle réalisation d’Alvaro Brechner. L’émotion, vive, qui jaillit dans les dernières scènes, pourtant heureuses, en est le fruit...

AnneSchneider
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le 4 mai 2019

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Anne Schneider

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