Alain Resnais, quatre-vingt-quatre ans. Obstinément identique, constamment différent. Le cinéma est pour lui une terre vierge qu’il s’agit d’explorer toujours avec la même inlassable curiosité. Après quinze longs-métrages comme autant d’aventures hardies et novatrices, Cœurs marque un nouveau sommet. Une ornementation florale ouvrant sur un éternel feu orange, un appartement au cadre rustique où un paysage bocager jouxte une marine, une toque en fourrure donnant à la femme qui s’en coiffe un air d’Anna Karénine : voilà quelques signes extérieurs auxquels se raccrocher. Il y a des lumières qui chutent en cascades, des couleurs chatoyantes qui flamboient comme chez Wong Kar-wai, de brusques décrochages altérant l’espace… Plus besoin de justification pour enchaîner les effets volontaristes. L’ambition du cinéaste est d’appliquer la recherche la plus libre aux mécanismes routiniers et consensuels du théâtre de boulevard (son absurdité, ses quiproquos, ses chassés-croisés). L’idée de pareille improbable synthèse est née avec On Connaît la Chanson, vaudeville expérimental sur les choses qui traînent, sur la nécessité d’apprendre à finir (un amour, une thèse, une dépression). Mais cette fois la chansonnette se fredonne quelques octaves plus bas. Les audaces se donnent tantôt comme un brassage de possibles existentiels, tantôt comme des éventualités stylistiques ne répondant qu’à la fantaisie sereine du vieux maître. Une ironie formaliste vient en somme tempérer l’ironie psychologique, pour user d’un adjectif que Resnais appelle avec malice "le mot interdit". Lui qui osa autrefois le lyrisme le plus scandaleux en cousant l’historique sur l’intime joue désormais au tournez-manège grinçant de vies satellisées. Si le ton du film est souvent allègre, toujours fluide et parfois cocasse, son goût est définitivement celui de la cendre, élément naturel ressemblant à s’y méprendre aux flocons qui ne cessent de tomber sur la ville et déposent leur suaire pelliculeux sur chaque solitude.


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Six protagonistes se partagent les imbroglios de la fiction chorale : Lionel, barman austère, otage d’un père alité et acariâtre ; Charlotte, agente immobilière bigote qui arrondit ses fins de mois comme garde-malade ; son collègue Thierry, malheureux en amour ; la sœur de ce dernier, Gaëlle, vingt-cinq ans de moins, qui passe ses soirées à attendre le prince charmant, une fleur à la boutonnière ; Dan, ancien officier militaire désœuvré et jamais dessaoulé ; Nicole, sa fiancée, qui finit par rompre, fatiguée de vivre avec une épave. Ces purs objets sociaux fonctionnent par paires, mais pas toujours par couples. Chacun porte l’autre comme sa croix, jusqu’à en défaillir. Ils ont leurs petites fêlures, leurs lâchetés vénielles, leurs perversions bénignes d’où peuvent surgir, au moindre grain de sable, des gouffres abyssaux. Ils composent avec la peur comme on traite avec le diable. Ils rendent leur cœur à la rancœur, camouflent leur détresse par contagion conformiste ou s’exténuent dans les redondances de la conjugalité. Ils se côtoient tels des somnambules, presque sans se voir ni créer de liens durables. Tout cela au sein du 13ème arrondissement, dans le quartier en pleine rénovation de la Grande Bibliothèque, des nouveaux immeubles de la Bièvre. C’est la crise du logement selon Resnais : studio pour deux, faux deux-pièces ou vrai trois-pièces ? Problème insoluble, le cœur est solitaire, il ne cohabite pas. Des bureaux de l’agence à l’hôtel Globe, la neige de février assure la transition en fondu enchaîné. Elle flotte sur ce Paris de maquette ou du Jugement dernier telle une gaze, un bain anesthésiant de lumière laiteuse, une variété hiémale de l’attendrissement. Son tourbillonnement tourne régulièrement les pages du séquencier qui confère au récit son rythme livide et solennel. Une loterie revient par intermittence, une turbulence secoue dans la collure le grand sac aux probabilités. Qui sait, peut-être les personnages ne souffrent-ils de dépression qu’au sens d’un caprice climatique bientôt dissipé.


C’est une constante du travail de Resnais de suggérer qu’il n’y a aucune évidence dans la représentation des choses ; que tout y est choix, correction, soustraction, point de vue. L’étrangeté des cadrages, le grossissement des effets de montage, les discontinuités provocatrices élaborent de film en film cette grammaire de l’artifice. Et les adaptations d’œuvres théâtrales (soit la quasi intégralité de ce qui court de Mélo à Aimer, boire et chanter) ont ceci de particulier qu’elles mettent moins l’accent sur la théâtralité que sur ce que l’on pourrait appeler par glissement la cinémalité, c’est-à-dire propre à un cinéma qui s’affiche. Le premier raccord entre le travelling aérien survolant les tours et le gros plan d’une bouche prononçant le mot "petit" produit un effet de contraste d’autant plus surprenant qu’il n’aura aucun prolongement par la suite. De l’art de déplacer les conventions, d’empêcher le spectateur de laisser son regard s’assoupir en vision flottante. C’est à ce prix que l’émotion, jaillie de tant d’obstacles, prend sa véritable valeur. La conversation finale entre Lionel et Charlotte en offre l’un des exemples les plus éclatants. Tout était faux jusque-là, et ni les intérieurs ni la musique (du bien-nommé Mark Snow) ne sont soudain plus réalistes. Le froid s’engouffre entre les panneaux tressés, un vent incongru fait frissonner les existences à vau-l’eau. Ce souffle vacillant est le miracle d’une unité trouvée, la coïncidence d’éléments épars qui s’agrègent dans une continuité. Parce que Resnais ne dit que cela, au travers d’économies différentes et de formes continuellement renouvelées ; que l’on peut réunir les fragments les plus disparates, les matériaux les plus hétérogènes, que tout lien est arbitraire — la mémoire, l’Histoire, la poétique. Il affirme aussi comme rarement la profonde affection qu’il porte à ses acteurs. Les anciens fidèles, ses grands enfants (Arditi, Azéma, Dussollier), les adoptés (Wilson) et les petites nouvelles (Carré, Morante), fort bien intégrées au cercle de famille. Que le dialogue enfile parfois les mots comme on avalerait un collier de perles ne les empêche pas de jouer au conditionnel. Chacun à leur manière, ils déclinent subtilement l’art de perdre pied, de la maladresse à l’épuisement, de la lassitude au chagrin.


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L’auteur retrouve ici des thèmes qui lui sont chers : le besoin de recourir à l’imaginaire pour survivre, la lucidité d’admettre que la vie n’est pas un roman. Mais ses créatures en quête de bonheur refusent l’évasion mentale, se cognent à leurs illusions et s’obstinent à chercher la porte providentielle qui leur donnera accès à l’âme sœur. Elles valsent avec les convenances, les aigreurs, la jalousie, l’euphorie, l’hypocrisie, la désolation. Depuis Smoking/No Smoking, la manière de Resnais s’apparente à une éblouissante fantaisie cérébrale : joies de la combinatoire narrative, de la ligne claire, de l’intellect gazouillant. Ce n’est toutefois pas entendre les piaulements et les dérèglements des corps, la place laissée à la trivialité grotesque, à la scatologie secrète. Tandis qu’on ne cesse de sortir des toilettes, la télé programme des émissions sur la prostate. Lionel étouffe sa libido dans le culte de sa mère disparue ; Gaëlle, petite Bovary puritaine, conspue la porn addiction de son frère mais zone dans des annonces dont on ne sait si elles sont de cœur ou de cul. Le père grabataire et lubrique, tenu hors-champ et à qui Claude Rich prête une voix graveleuse, vitupère, enfile méchamment les obscénités, traite son aide-soignante de chienne, de guenon, de hareng, lui envoie son plateau de soupe à la figure ; et elle de s’agiter avec ses cheveux rouges de sorcière ébouriffée. Le film est ainsi peuplé d’érotomanes discrets sous l’empire de la pulsion : bouche pendante de Thierry devant un film X, strip-shows onanistes d’une grenouille de bénitier qui efface fiévreusement la trace d’un indécent baiser en saisissant son chapelet, bidasse bourré proposant un dernier coup de rein à son ex-compagne. Que peut l’esprit face à une cassette porno ? Rien, à en croire la lippe de Dussollier. Long chemin parcouru, comparable peut-être à celui de Kubrick (l’autre commandeur du "cinéma du cerveau") : de 2001 à Eyes Wide Shut, l’intelligence a appris à valser avec les fantasmes débraillés et les partouzes de bazar. Les deux anciens ennemis dansent désormais ensemble, telles les méduses en surimpression d’On Connaît la Chanson.


La comédie de Cœurs, c’est celle que chacun se joue pour échapper à ses drames. Car il faut avoir le cœur léger quand il risque d’être lourd, et se choisir des malheurs qu’on peut supporter. Dans cette drôle de complainte triste où la causalité échappe aux humains, où nul n’est prémuni contre la dislocation, le jeu des rites sociaux fait le commerce indiscernable entre les êtres. Les somptueux décors, qu’Éric Gautier éclaire magnifiquement comme un rêve doré, un no love land à la lisière de l’onirisme, disent tout le désarroi de ces égarés conviés à franchir l’écran des particules élémentaires. Les espaces sont séparés par des divisions spectrales, rideaux de perles, cloisons mobiles ou parois de verre à sillons opaques. Tantôt Lionel se tient derrière son comptoir mauve et rougeoyant comme le Lloyd de Shining, tantôt un mouvement de grue écrase le client en une plongée oblique et terminale. C’est l’immobilité des existences qui est en jeu, leur rapport à une mort inconsciente. La pénombre traversée de rayons lumineux, la spiritualité diffuse de l’atmosphère renvoient par instants au mysticisme intense et frémissant de L’Amour à Mort. Dans Hiroshima mon Amour, les caresses des amants enlacés étaient nimbées d’une pluie d’atomes pailletés. Ici elles sont à la fois poussières de trépas et pollens de l’âge d’or. Pourtant, malgré les passés recomposés, les mensonges et les inventions, une main peut en toucher une autre. Naît alors le sentiment d’une paix qui s’apparente à celle d’un cimetière, mais qui n’est pas sinistre ; plutôt une joie grave du floconnement. Ce en quoi en Cœurs évoque Gens de Dublin, le testament de John Huston. Les identités s’effacent et les biographies poudroient, laissant de nombreuses cases vides. On devient des fantômes, on laisse tout tomber. Mais il demeure quelque chose, un infime mouvement perpétuel qui s’entête à animer les poitrines, aussi accablées soit-elles, comme le manteau d’hiver fait scintiller la ville pétrifiée. Ainsi est préservée cette possibilité précieuse entre toutes : qu’un artiste d’avant-garde puisse offrir un grand film populaire aux foules sentimentales.


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Thaddeus
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le 21 avr. 2024

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