Carcasses
Carcasses

Film de Denis Côté (2009)

Carcasses, c'est l'histoire facto-fictive de Jean-Pierre Colmor, un vieux qui subsiste en dépeçant les carcasses des voitures qui atterrissent dans le cimetière automobile où il vit avec son fouillis, son vinyle pour apprendre l'espagnol, sa cuisine et tout un tas de cossins dont la plupart des gens ne sauraient quoi faire. Il démonte savamment les véhicules décédés avec, entre autres, un tournevis et un marteau. Le reste de son temps, il le passe à arpenter la Rive-Sud de Montréal, allant tour à tour "chez le Chinois", manger un sous-marins avec "plein d'affaires dedans", danser on ne sait trop où. Il écume aussi les marchés aux puces et les succursales du Village des valeurs en quête de vêtements où d'autres étrangetés. Il sort aussi à Longueuil de temps en temps et à vraisemblablement une famille (une fille, au moins).

Colmor vit donc paisiblement dans son champ de ferraille (qu'il vend petit à petit tout en recevant périodiquement de la marchandise). Il reçoit des clients, il jase un peu avec eux, etc. Mais un jour, un quatuor de trisomiques envahi son précieux domaine. Je sais pas s'ils se comportent en conquérants, mais ça en a tout l'air à mes yeux parce qu'ils volent la bouffe du vieux et rôdent. Ils veulent faire partie du monde isolé de Jean-Pierre, mais le désir de cohabitation est loin d'être une certitude. Enfin, même s'ils sont des intrus, Colmor les tolère. Par contre, ça semble pas lui faire plaisir.

C'est clairement pas un film qui s'adresse à tout le monde et je peux tout à fait comprendre qu'on le trouve sans intérêt. Le film est lent, contemplatif, il s'y passe pas grand-chose, y'a pas vraiment d'action et je sais pas si on peut parler de personnages non plus. Tout ce que je sais, c'est que la marginalité que Côté montre ici est savoureuse. La description que j'en fais (la plus fidèle possible) a, objectivement, quelque chose de furieusement drôle parce que c'est une marginalité simple qui porte presque un coton ouaté avec un loup. C'est pas un film classieux et ce qu'il montre l'est pas non plus, mais le tout est empreint d'une dignité brute qui anéantit les éclats de rire.

On voit un homme qui choisit l'isolement, qui est heureux dans sa tôle rouillée, un homme qui a la paix et on le confronte à ceux qu'on a tendance à isoler et qui doivent se réfugier quelque part dans la solitude des autres. On assiste aussi à quelque chose d'étrange : Colmor est enjoué dans la première partie, alors qu'il s'entretient avec des clients. Il parle, il rit, mais l'autre est pas toujours présent (une fois, il semble parler à quelqu'un, mais on voit pas l'interlocuteur ; une autre fois, l'interlocuteur est là, mais on le distingue mal). L'autre existe, mais il est temporaire. Sa présence est choisie, voulue, parce que la survie de Colmor en dépend. Mais aussitôt la transaction réglée, l'autre disparaît parce qu'il est une ombre. Il a pas vraiment accès au monde du marginal (c'est ce que la scène où il parle à un autre qui est pas à l'écran et qui dit rien m'évoque).

Avec les trisomiques, le rapport est complètement différent : Jean-Pierre reste muet, distant. Il les regarde agir, mais se mêle pas à eux. D'ailleurs, les trisomiques font vraiment figure d'étrangers parce qu'on a de la difficulté à comprendre les rares paroles qu'ils prononcent, comme s'ils s'exprimaient dans une langue inconnue (défaillance auditive possible de ma part) ; leur physique renforce aussi leur caractère d'étrangers : on voit qu'ils sont autres, presque comme des aliens (au sens anglais du terme parce qu'il est beaucoup plus riche). Le fait que les trisomiques migrent supporte aussi le qualificatif flou d'autre. L'intrus, ici, est tout aussi marginal que soi, mais pour d'autres raisons et le changement qui s'opère chez le vieil homme peut être attribué autant à leur présence sur "son" terrain qu'à leur apparence. Le bonhomme enjoué de la première partie existe en somme plus vraiment. Il devient sombre et renfermé (c'est ce que les images m'ont suggéré, mais rien de ça est certain). Cependant, il les tolère, bis, même si j'ai cru que par moment, il allait faire une boucherie. Se demander si film traite pas aussi de l'illusion de la propriété et de la liberté du marginal est probablement pertinent.

Mais la facto-fiction (quel horreur), c'est aussi l'exploration narrative du réalisateur. On prend un homme qui existe, on décrit son mode de vie sans parler de ses aspirations ni des raisons qui l'ont poussé à l'ermitage et on y ajoute des antagonistes qui semblent montés de toutes pièces. On ressort donc du film en croyant pouvoir départager le "vrai" du "faux". Sauf que Colmor sait qu'il est filmé. Il regarde la caméra et sourit à plusieurs reprises. De là, on remarque la qualité artificielle de la démarche. Même si le film ressemble en partie à un documentaire, des regards brefs suffisent à briser l'illusion du fait et à semer le doute de la crédibilité des films documentaires (je suis pas dupe, mais bon). On peut aussi souligner qu'un des clients de Jean-Pierre lui demande (citation de mémoire) : "Vous êtes occupés ?", question qui, il me semble, réfère aussi bien à Colmor qu'à l'équipe de réalisation. Illusion, tu voleras en éclats, bis. Mais ça la renforce aussi parce que l'impression de la possibilité du départage entre réalité et fiction se diffuse de plus en plus.

Parler du jeu des acteurs a peu de sens, il me semble, mais Colmor est naturel dans le sens où il donne l'impression d'évoluer à peu près normalement malgré la présence des caméras. Les autres intervenants se prêtent également assez bien au jeu.

On peut reprocher à Carcasses d'être dénué d'intrigue réelle, de personnages construits (c'est discutable : pour moi, Colmor est tout à fait construit), d'être trop lent, de pas évoluer, mais ses détracteurs pourront sûrement pas se plaindre de la longueur du long-métrage.

Bref, un ovni intéressant, un film de situation qui se savoure ou qui se crache, mais que j'ai pour ma part bien aimé.
Megillah
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le 11 janv. 2011

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Megillah

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