Au commencement une lettre rose, postée. Après un beau générique qui nous fait la suivre d'une boite aux lettres à l'autre, elle arrive dans les mains de Don, quinquagénaire légèrement apathique. Elle lui dévoile qu'une de ses conquêtes a eu il y a presque vingt ans un enfant de lui qui serait parti à sa recherche. Mais, alors qu'il s'agit d'un incipit parfait pour lancer le film, ce mystère est dédaigné par Don qui lui préfère ses habitudes de célibataire endurci, faites d'un canapé, de Dom Juan et du Requiem. C'était sans compter sur Winston (Jeffrey Wright), son voisin, qui décide de s'ériger en tant que puissance scénaristique interventionniste. Il refuse un tel laisser-aller et lui confie, malgré son refus initial, une enquête pour débusquer l'expéditrice de la lettre rose.


C'est que Don (Bill Murray, dans un rôle taillé pour lui) est un personnage transparent, dont le caractère principal est justement cette absence de caractère, qui se laisse guider (et même phagocyter, on le verra plus tard) par la toute puissance du scénario, incarnée par le personnage de Winston (ce dernier fournissant également la bande-son éthio-jazz particulièrement inspirée du film). Il intègre dans ses attitudes le conseil philosophique donné plus tard, à un jeune homme : « Le passé est révolu, l'avenir n'est pas encore là, d'ailleurs je n'ai aucune influence sur lui, alors j'imagine que tout ce qui compte est juste là, le présent. » Et en effet, Don, comme le dirait André Breton, "est à peine, cet homme vivant qui tente ce rétablissement au trapèze traître du temps", ne touchant jamais à cette profondeur que lui donnerait une réflexion sur son passé ou sur son futur. Il n'apparaît même jamais dans les différentes séquences où il est censé entrer en contact avec ses cinq anciennes conquêtes. Ce sont elles qui font le jeu, acceptant sa présence, décidant d'aller plus loin, montrant du regret ou de la rancoeur. Don, durant la majeure partie du film, n'est qu'une surface plane de réflexion accompagnée d'un bouquet de roses, où s'expriment les années passées et les différences accumulées. Et c'est également en cela que Don Johnston est étranger avec ces femmes, parce qu'il ne les (re)connaît plus.


Ainsi Broken Flowers, en passant, nous offre quelques magnifiques prestations : avant tout Frances Conroy, deuxième ex visitée, qui, en un regard, porte le poids d'une vie entière de désillusions. Mais aussi Sharon Stone (en femme tendre), Jessica Lange (en vétérinaire new age et un peu lesbienne) et Tilda Swinton (en femme de motard, hargneuse et violente). Tout cela fonctionnera en circuit fermé (Don rencontre son ex, la laisse s'exprimer, insère sa question sur la filiation, cherche les indices roses et s'en va) jusqu'au véritable accroc, attendu tant chaque rencontre semble être pire que la précédente. Tout se passe comme si la réticence initiale de Don s'immisçait au fur et à mesure dans le scénario parfait que lui avait concocté l'ami Winston.


Après cela, Don n'a plus qu'à récupérer un dernier bouquet, mélancolique, et à rendre visite à celle qui comptait le plus, la seule qui n'ait pas survécu aux années, la seule aussi qui demeure comme copie conforme à son souvenir. Lors de la plus belle séquence du film, sous la pluie, il murmure quelques mots pour elle et s'adosse à un arbre, pleure quelques larmes. À son retour, il combat une dernière fois la dépression plus proche que prévue, mais ne peut résister à l'énergie cinétique d'un scénario toujours plus fort que lui. Entièrement dévoré, il va s'offrir corps et âme à une quête du fils à laquelle il n'a pourtant jamais cru et à laquelle plus personne ne croit. Une rencontre avec un jeune homme, et nous pensons aboutir à une résolution heureuse, à une paternité enfin offerte à celui qui n'en voulait pas et qui la recherche maintenant plus que tout. Mais aussi inexorablement qu'une voiture qui passe, le(s) fils s'échappe(nt), comme la vie de celui qui n'a plus dorénavant qu'un cimetière en point de mire.

ukhbar
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le 3 mai 2022

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